Des imitations ingénieuses

Je suis un collectionneur d’art. Ce texte raconte comment des centaines de tableaux de « Cornelius Krieghoff » détenus par des galeries et des collectionneurs privés au Canada et à l’étranger sont en fait des faux brillamment reproduits.
Cette histoire n’est pas une œuvre de fiction et aucun des noms n’a été modifié pour protéger les coupables. Il s’agit du récit véridique d’une période tout à fait remarquable d’un Far West de l’art moderne, dans lequel les « flingueurs » (ou plutôt les fraudeurs) en menaient large sur le terrain de la création.
Plantons le décor. Nous sommes dans les années 1960 : dans les « Lanes » de Brighton, en Angleterre, tout s’achète. Vous pouviez choisir entre des sculptures historiques « authentiques » et de grandes peintures réalisées par certains des artistes les plus célèbres du monde à une fraction des prix pratiqués dans les ventes aux enchères ou dans les galeries londoniennes huppées. Les Lanes étaient une véritable jungle d’étals et de boutiques, avec des marchands installés le long des trottoirs. C’était tout à la fois le Portobello de Londres, les puces de Paris et le marché Stanley de Hong Kong. Chaque échoppe et chaque coin de rue recelaient des trésors.
Et lorsque la chasse au trésor était terminée, on pouvait déguster un repas dans l’un des excellents restaurants à proximité. L’un d’entre eux était tenu par un Italien affable qui décorait les murs de son établissement avec des œuvres d’art, toutes à vendre.

Ce restaurateur était Gabrio Bonaveri, et l’établissement a été baptisé La Dolce Vito en l’honneur de son premier associé, qui s’appelait Vito. Bonaveri cumulait les fonctions de chef, de propriétaire et de marchand d’art. Il avait ce que la communauté artistique appelait « un bon œil », c’est-à-dire la capacité de discerner la qualité de la camelote sans valeur. Mais souvent, dans les Lanes, la qualité n’était pas forcément synonyme d’authenticité. La qualité dépendait de l’apparence de l’œuvre, et c’est là que les copistes et les faussaires entraient en jeu.
Bonaveri était un négociant avisé et, selon ceux qui l’ont connu, aussi un peu avare, qui thésaurisait son argent et vivait très simplement. On sait peu de choses sur ses origines. Il se décrivait lui-même comme un orphelin, mais à sa mort, il a légué son argent à son père.
De l’avis général, il s’agissait d’un personnage charmant qui recevait les artistes de façon originale. Les artistes lui apportaient des tableaux, et il leur servait en échange de la nourriture et du vin. Les tableaux étaient ensuite accrochés aux murs étroits de La Dolce Vito et mis en vente. Ils se vendaient rapidement. Mais ces œuvres ne disaient pas tout.

Certains des tableaux accrochés aux murs de La Dolce Vito étaient authentiques. Bonaveri et son restaurant ont acquis une certaine notoriété lorsque l’industriel canadien Alfred Bader et sa femme, Isobel, clients du restaurant, ont acheté une petite peinture barbouillée sur le mur de Bonaveri.
M. Bader raconte sa découverte de la manière suivante : « Il y a des années, Isobel et moi nous promenions autour de Brighton, dans le Sussex, en Angleterre, à la recherche d’un endroit où manger une bonne minestrone pour le dîner. Nous sommes entrés dans un petit restaurant tenu par un Italien, Gabrio Bonaveri. Sur le mur, il y avait de nombreux tableaux à vendre. »
Bader a ensuite raconté dans un article de la Queen’s Alumni Review comment il a acheté pour 600 livres sterling le tableau L’adoration des bergers et comment Bonaveri avait été si satisfait de la vente qu’il n’avait pas fait payer leur minestrone aux Bader.
Bader avait manifestement un aussi bon œil que Bonaveri, car la vénérable maison de vente aux enchères Christie’s a authentifié le tableau comme étant l’œuvre de l’artiste grec El Greco (1541-1614). Le chef-d’œuvre a ensuite été mis aux enchères, racheté par Bader, qui en a ensuite fait don à l’Université Queen’s (l’alma mater de Bader) à Kingston, en Ontario.

Dans l’article de la Queen’s Alumni Review, M. Bader décrit la transaction : « J’ai envoyé le tableau à Christie’s, qui l’a reconnu comme étant attribué à El Greco, bien que cette information n’ait jamais été publiée. J’ai promis à l’Université Queen’s de couvrir le prix qu’il atteindrait aux enchères et, plusieurs années après l’avoir acheté, il s’est retrouvé sain et sauf à l’Université. »
La Dolce Vito a fermé ses portes en 1993, et les tableaux qui ornaient ses murs au moment de la fermeture, ainsi que ceux qui se trouvaient dans la réserve de Bonaveri, ont commencé à apparaître sur le marché. Parmi cette collection se trouvaient d’excellents exemples des œuvres de Cornelius David Krieghoff, dites « alimentaires » (ou inférieures).
Un mot ou deux sur la nature du commerce de ces œuvres inférieures : Cornelius David Krieghoff (1815-1872) était un artiste très talentueux. Des chercheurs tels que Dennis Reid, Raymond Vezina et J. Russell Harper ont étudié son œuvre et écrit sur sa vie.
Malgré son talent, le Canadien d’origine hollandaise devait aussi gagner sa vie, et la production en série de tableaux-souvenirs destinés aux soldats de la garnison britannique de Montréal et de Québec dans les années 1840 lui rapportait beaucoup d’argent. Ces petits tableaux, souvent de vingt centimètres sur vingt-cinq, étaient des « œuvres alimentaires », ainsi nommées parce qu’elles permettaient à l’artiste de « faire bouillir la marmite », c’est-à-dire de payer des produits de première nécessité, comme ses repas.

Krieghoff et un autre artiste, Martin Somerville, avaient des ateliers dans le même bâtiment en pierre, au 26 de la rue Saint-Jacques à Montréal, et ils produisaient des œuvres similaires. De cette période subsiste une belle peinture, intitulée Marie of Montreal, représentant une femme de Caughnawaga se tenant devant l’immeuble vers 1849. Elle tient des mocassins pour les vendre. Le tableau est illustré dans le livre de J. Russell Harper, Krieghoff, publié en 1979.
Marie of Montreal réapparaît à Londres, en Angleterre, le 1er avril 2015, lors de la vente par Christie’s d’objets de la collection Winkworth composée par Peter Winkworth (1929-2005). Christie’s organise une avant-première de la vente au Musée Gardiner de Toronto.
Là, l’historien de l’art Dennis Reid et moi-même avons eu le plaisir d’admirer côte à côte ce que Reid a décrit comme « un charmant petit tableau ». Le tableau était attribué soit à Cornelius Krieghoff, soit à Martin Somerville. Même si les mocassins ne sont pas exacts, je pense qu’il s’agit de l’œuvre de Somerville — mais qui sait?
Je vais maintenant vous faire une confession : j’étais le sous-enchérisseur lors de la vente aux enchères de ce tableau pour Christie’s, et c’est le seul tableau que j’ai profondément regretté de ne pas avoir acheté. Je m’étais fixé une limite et j’ai raté l’achat de quelques milliers de dollars. J’ai tout de même réussi à obtenir un prix de consolation, soit une autre version plus petite de Marie of Montreal, attribuée à Somerville, qui trône aujourd’hui fièrement sur mon mur.
Ainsi, dans les années 1840, Somerville et Krieghoff se consacrent à la production d’œuvres d’art attrayantes pour les masses. Personne n’est certain des quantités produites, mais il est certain qu’il s’agissait de centaines, voire de plusieurs centaines d’exemplaires.
Les sujets étaient souvent des personnages autochtones, tels que des vendeurs de mocassins et de paniers, des chasseurs et des familles en terrain enneigé. Les toiles étaient joliment faites, habilement exécutées, et ont donc encore aujourd’hui une grande valeur.
Il n’est pas rare de trouver ces petites peintures de Krieghoff au Royaume-Uni. Les soldats de la garnison des années 1840 sont rentrés dans leur pays d’origine avec leurs souvenirs et, au fil du temps, ces œuvres se sont transmises de génération en génération, augmentant chaque fois leur valeur. On peut imaginer l’excitation d’un client de La Dolce Vito apercevant un petit Krieghoff à vendre à un prix modique sur les murs du restaurant.
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Je suis un collectionneur d’art, un détective spécialisé, un écrivain et un historien de l’art, mais je suis avant tout un chasseur de trésors. J’adore trouver des objets perdus intéressants qui réapparaissent mystérieusement. Lorsque j’étais à l’université, ma future belle-mère et moi avons fouillé une décharge ferroviaire abandonnée du 19e siècle et découvert des bouteilles et des pots anciens (je les vendais pour financer mes études). En tant que plongeurs, ma femme Lyne et moi avons exploré les profondeurs de la rivière Mattawa et du fleuve Saint-Laurent. Et à titre de collectionneurs d’antiquités et d’objets canadiens, nous avons hanté les marchés aux puces et les ventes aux enchères à la recherche de trésors. Puis, au milieu des années 1990, eBay a fait son apparition. C’était le rêve de tout chercheur de trésors. Des millions d’objets provenant du monde entier étaient soudain à notre portée.
Le monde de l’art est en pleine révolution. Du jour au lendemain, le volume d’œuvres d’art disponibles a augmenté de manière exponentielle. Certaines étaient bonnes, d’autres excellentes, d’autres terribles, d’autres authentiques. Mais il y avait énormément de faux.
Mais revenons à mon histoire dans tout cela. En 2014, vingt et un ans après la fermeture du restaurant Bonaveri, un joli tableau « alimentaire » de Krieghoff représentant un chasseur autochtone en raquettes a été mis en vente sur eBay. J’ai correspondu avec les vendeurs, Peter et Joanna Bryan, et j’ai appris que le tableau provenait d’un restaurant italien près de Brighton, en Angleterre, qui avait depuis fermé ses portes. Nous avons négocié le prix, qui n’était pas ni trop élevé, ni trop modeste, et c’est ainsi qu’a commencé l’aventure.
Joanna Bryan m’a écrit pour me dire : « Je pense qu’il y a d’autres exemples de ces œuvres dans le garage. Je vais essayer de vider mon garage et de les trouver. Je sais qu’un autre acheteur a acheté une partie de la collection de Gabrio qui décorait le restaurant. Je lui demanderai s’il lui reste quelque chose de cet envoi, bien que je me souvienne qu’il a vendu quelques œuvres localement. Mais ça vaut sans doute la peine de lui poser la question. »

Un mois plus tard, Joanna Bryan m’écrit à nouveau : « En fouillant dans le garage et la remise, nous avons découvert trois scènes hivernales supplémentaires dans une boîte. Elles étaient un peu sales et je soupçonne que leur surface collante est attribuable à leur séjour au restaurant, aux dépôts de nicotine et de graisses de cuisson. Nous les avons envoyées chez un artisan pour qu’elles soient légèrement nettoyées et revernies. »
Au cours des deux années suivantes, j’ai acquis dix autres tableaux des Bryan qui avaient manifestement été exécutés par la même main. La question brûlante était de savoir de quelle main il s’agissait! Krieghoff? Somerville? Ou quelqu’un d’autre?
Les signatures étaient exactes. Les toiles et les châssis dataient du milieu du 19e siècle. Les sujets correspondaient aux thèmes des deux artistes, mais quelque chose clochait.
Les tableaux de Krieghoff acquis auprès de Joanna et Peter Bryan pendant plusieurs années avaient été « nettoyés » avant de m’être envoyés. Lorsque j’ai reçu ces tableaux, j’ai été stupéfait! Elles étaient tout simplement géniales. Et c’était justement ça le problème.
Elles étaient trop géniales. Les petites toiles étaient vieilles et sales à l’endos, propres et brillantes à l’avant. Les peintures étaient délicatement réalisées. Les ciels étaient des ciels parfaits à la manière de Krieghoff. La neige s’envolait sous les raquettes du chasseur et les flocons étaient magnifiques.
En fait, les peintures étaient si nettes qu’il était difficile d’imaginer qu’elles avaient été peintes il y a 175 ans. Est-il plus probable qu’elles aient été peintes il y a une quarantaine d’années, à peu près à l’époque où Bonaveri a ouvert son restaurant? Et si oui, par qui?

Pourquoi ai-je continué à acquérir ces peintures suspectes? Sans doute parce qu’elles étaient pour moi une énigme.
Les tableaux ont trouvé leur place sur mes murs et j’ai pris plaisir à les regarder tous les jours. Mais pour un temps, j’ai dû mettre de côté cette mission de découvrir leur véritable provenance afin de terminer l’écriture du livre sur la célèbre affaire de fraude d’art canadien de 1962 à 1964. En effet, à cette époque, de nombreuses fausses œuvres d’art canadien de peintres célèbres, dont des membres du Groupe des Sept, inondaient le marché.
Le projet Brighton Krieghoff serait probablement resté sur une tablette si je n’avais pas reçu un courriel de Peter Bryan au début du mois d’octobre 2020. Ce dernier s’excusait de ne pas avoir répondu de manière adéquate à ma demande, quelques années plus tôt, pour obtenir davantage d’information sur l’origine des peintures.
Maintenant, quelques détails sur les Bryan : Peter est né et a grandi à Brighton. Dans sa jeunesse, il traînait dans les salles de billard de Brighton avec les « knockers », dont certains sont devenus par la suite de grands marchands internationaux. (Un « knocker » est une personne qui fait du porte-à-porte à la recherche de vieilles œuvres d’art et d’antiquités qu’elle achète à des prix défiant toute concurrence pour les revendre dans les « Lanes » de Brighton en réalisant un bénéfice considérable). Au cours de sa carrière, Bryan a été mannequin, marchand d’art, artiste, propriétaire d’un pub à Brighton et ami de Gabrio Bonaveri.
Peter Bryan a rencontré Joanna dans les années 1970, alors qu’elle était étudiante à l’Eastbourne College of Art. Ensemble, ils ont vendu plusieurs tableaux au fil des ans. Joanna était également une amie de Bonaveri, et Peter avait rencontré Max Brandrett, un faussaire local, des années plus tôt par l’intermédiaire d’un collègue tenancier de taverne. Brighton était un petit monde, et l’art, vrai ou faux, en était le centre.
Dans les jours qui ont suivi le premier courriel de Peter Bryan, nous avons échangé une série de messages passionnants sur les personnages et les faussaires de la Grande-Bretagne du 20e siècle. J’ai découvert Tom Keating, l’un des plus célèbres faussaires britanniques; David Henty, aujourd’hui considéré comme le meilleur faussaire au monde; William Mumford, alias « Billy the Brush », qui a produit des milliers de faux tableaux de qualité; et Max Brandrett, protégé de Keating et personnage haut en couleur dans le monde de la falsification d’œuvres d’art.

Certains de ces personnages sont allés en prison. Après avoir purgé leur peine, ils sont devenus des célébrités. Certains, comme Brandrett et Mumford, s’en sortent aujourd’hui assez bien financièrement en vendant des copies de grandes œuvres d’art sous leur propre nom, plutôt que de les faire passer des contrefaçons.
L’un de ces vendeurs est Jim Hartey, de la Global Art Gallery au Bridge House Antiques Market de Langham, en Angleterre. Hartey vend de grandes imitations de Chagall, Picasso, Modigliani et Stubbs. Tous sont des produits de William « Billy the Brush » Mumford.
Dans un article du magazine Dorset Life sur Mumford, intitulé « Art for Art’s Sake », Hartey aurait déclaré : « Billy peut peindre aussi bien que beaucoup de grands artistes, mais ces grands artistes ne peuvent pas s’imiter entre eux. Les grandes maisons d’art l’adorent et le détestent pour cela. Sur les 1 100 tableaux qu’il a réalisés, seuls quarante sont revenus. »
L’œuvre de Mumford ne comprenait pas mes peintures de Krieghoff. Cependant, je commençais à me rapprocher du but.
Curieusement, par coïncidence ou par un coup du sort, le Daily Express du Royaume-Uni a publié le 7 octobre 2020 une entrevue avec M. Brandrett. Pourquoi cette entrevue était-elle importante pour moi? Tout simplement parce que tous les chemins semblaient mener vers la main habile de Brandrett, que je soupçonnais d’avoir réalisé les Krieghoff de Brighton.
J’ai envoyé des images de mes Krieghoff à David Henty et à « Billy the Brush ». Ces derniers, ainsi que Peter et Joanna Bryan, étaient convaincus à quatre-vingt-dix-neuf pour cent que les peintures étaient l’œuvre de Brandrett.
Brandrett était un ami de Gabrio Bonaveri, célèbre pour son restaurant La Dolce Vito, que fréquentait le faussaire pour profiter de son « trafic » art contre nourriture. Quelqu’un, peut-être Tom Keating, a fait comprendre à Brandrett qu’il y avait de l’argent à faire avec les œuvres alimentaires de Krieghoff.
J’ai retrouvé Brandrett et échangé avec ce dernier plusieurs courriels très animés, suivis de conversations téléphoniques. Je lui ai ensuite envoyé des images de mes peintures et il m’a répondu : « Jon, c’est mon travail. Tom [Keating] ne faisait pas de peintures détaillées. Il faisait des scènes de navigation et des peintures d’hiver hollandaises. C’est bon de revoir mon travail, je suis vraiment un artiste formidable! »
Brandrett m’a dit qu’il avait réalisé ces peintures en quantité plusieurs années auparavant, mais qu’il ne se souvenait pas exactement du nombre. Une chose est sûre : la quantité produite était bien plus importante que la douzaine de tableaux que j’avais achetés. Il en reste encore beaucoup d’autres.
Lorsque je lui ai fait remarquer qu’il avait fait un excellent travail avec la signature de Krieghoff, il m’a répondu : « C’est la partie la plus facile. Il suffit de la tracer à partir d’une représentation dans un livre. »
Un documentaire est en cours de réalisation sur Max. David Henty participe à des émissions de télévision. « Billy the Brush » semble se porter à merveille.

Les contrefaçons de Krieghoff sont omniprésentes. Dennis Reid m’a dit un jour : « La rumeur d’une ‘usine’ Krieghoff quelque part en Europe circule depuis longtemps. Lorsque j’ai répété cette remarque à Peter Bryan, il m’a répondu : « Cette usine Krieghoff, c’est l’Europe. »
Une société nommée Freemanart Consultancy propose un service de « détection des faux et des contrefaçons ». Sur son site Web, on peut lire ce qui suit à propos de Krieghoff : « Il convient de noter que le célèbre faussaire britannique Tom Keating a admis avoir peint des centaines de faux tableaux de Krieghoff au cours de son illustre carrière. Aucun de ces tableaux n’a été retrouvé à ce jour. Il ne fait aucun doute qu’un grand nombre de ces œuvres se sont retrouvées dans des collections privées et des galeries canadiennes dans tout le Dominion. »
Je n’étais pas encore certain de la portée et de l’ampleur de la production Brighton Krieghoff. Une correspondance ultérieure avec Peter Bryan m’a permis de brosser le tableau (sans jeu de mots!) de l’ampleur de l’entreprise. Bryan m’a dit qu’il avait acheté une « petite collection » à Bonaveri, qu’il avait vendue sur eBay à un négociant de New York. Bonaveri, selon Bryan, en avait vendu une partie aux enchères locales et, apparemment, j’avais acheté le reste.
« Je me souviens avoir vu des Krieghoffs emballés alors que je dînais avec Gabrio; ils avaient été éclaboussés de gouttes de peinture blanche par un décorateur négligent, qui avait laissé les tableaux sur le mur, je crois. Gabrio aimait aussi cuisiner à la table, ce qui était très apprécié, mais faisait quelques dégâts, la fumée, la vapeur et les éclaboussures de tomate endommageant les tableaux! Il a demandé à Albert Williams [un peintre floral bien connu] de les nettoyer », m’a raconté Bryan. Joanna Bryan m’a dit que Williams avait tendance à trop nettoyer les toiles, ce qui explique probablement pourquoi les tableaux sont arrivés avec un éclat aussi brillant.
Quant à Bonaveri, il est décédé en 2012 à l’âge de soixante-treize ans. Une note d’hommage produite pour ses funérailles indiquait : « A tutti coloro che conobbero e l’amarono perché rimanga vivo il suo ricordo » (À tous ceux qui l’ont connu et aimé pour que sa mémoire reste vivante).

Les spectres du Far West sont toujours parmi nous. Comme me l’a dit un grand personnage du monde de l’art à Brighton à propos de la population de cette ville : « Vous ne laisseriez aucun de ces types épouser votre sœur, et ils s’attribueraient le mérite de l’enlèvement de Lindbergh s’ils pensaient que cela leur apporterait plus de célébrité et de notoriété ». De nombreuses contrefaçons de Krieghoff réalisées par Tom Keating n’ont pas été retrouvées. Les brillantes reproductions de Max Brandrett sont dispersées en Europe et en Amérique du Nord. De nombreuses galeries et collections privées contiennent des exemples précieux de la grande œuvre de Cornelius Krieghoff qui sont en fait des faux.
En 1977, Tom Keating et les écrivains Frank et Geraldine Norman ont collaboré à la rédaction d’un livre intitulé The Fake’s Progress : Tom Keating’s Story. L’avant-propos commence ainsi : [TRADUCTION] « Ce n’est pas l’histoire d’un faussaire de la jet-set internationale. C’est l’histoire d’un peintre en bâtiment cockney qui souhaitait ardemment devenir un artiste et qui avait un sens de l’innovation hors du commun ».
Au sujet des faux Krieghoff, le magazine Maclean’s de 1979 a déclaré ce qui suit : [TRADUCTION] « Le problème de la falsification des œuvres de Cornelius Krieghoff (1815-1872), l’un des artistes canadiens les plus célèbres à l’échelle internationale, est légendaire. J. Russell Harper, éminent spécialiste de Krieghoff, qui est revenu au pays au début de l’année après avoir témoigné au procès Keating à Londres, estime que sur les 200 Krieghoffs que Keating prétend avoir réalisés, aucun n’est encore parvenu au Canada. Ce n’est pas un grand soulagement si l’on considère que sur les 1 200 Krieghoffs que Harper a examinés au Canada, 800 sont des faux. »
Malgré l’observation de Harper, Geraldine Norman, dans la préface de The Tom Keating Catalogue : Illustrations to The Fake’s Progress, fait remarquer qu’ « il n’est pas déraisonnable de supposer que bon nombre de ses Krieghoffs se sont retrouvés au Canada ».
La provenance peut être falsifiée, mais elle peut aussi être prouvée. Le Musée des beaux-arts de l’Ontario abrite la merveilleuse collection Thomson, qui contient quelques-unes des meilleures œuvres de Krieghoff. Il n’y a pas de produits Keating ni de Krieghoff Brighton, mais il y en a beaucoup ailleurs. Le problème, c’est que nous ne savons tout simplement pas où ils se trouvent ni quand ils apparaîtront sur le marché.
Il ne nous reste donc plus qu’à rester sur nos gardes? Je ne pense pas. Notre pays a la chance de compter des historiens de l’art et des érudits très instruits et talentueux.
Nous avons des marchands d’art chevronnés et plusieurs maisons de vente aux enchères très réputées et tout aussi expérimentées. Comme pour toute autre décision d’investissement importante, il importe de se documenter. Comme l’a fait remarquer Geraldine Norman : « Le marché de l’art est en fait une jungle dans laquelle le seul guide fiable est votre propre connaissance. »
Le vrai du faux
Cette galerie de faussaires extrêmement habiles a trompé les experts du monde entier.
William « Billy the Brush » Mumford (né en 1949)

William Mumford, du West Sussex, en Angleterre, a vendu plus d’un millier de faux, souvent par l’intermédiaire des principales maisons de vente aux enchères du monde. Il y en a probablement des centaines en circulation. Certaines de ses peintures se sont vendues jusqu’à trente mille livres (environ 51 000 $). En 2012, il a été condamné à deux ans de prison pour avoir vendu à des acheteurs peu méfiants des tableaux falsifiés d’une valeur totale de plus de six millions de livres. Selon le marchand d’art britannique James Hartey, « Billy Mumford est l’un des plus grands faussaires d’art vivant de tous les temps ». Au cours de sa carrière de faussaire, Mumford a réussi à escroquer des experts internationaux et vendu des tableaux par l’intermédiaire de Sotheby’s, Christie’s, Bonhams et d’autres grandes maisons de vente aux enchères. Aujourd’hui, il vend en ligne des « versions » et interprétations de tableaux d’autres artistes.
David Henty (né en 1958)

David Henty est peut-être le meilleur copiste vivant au monde. Originaire de Brighton, en Angleterre, Henty a été emprisonné au milieu des années 1990 pour avoir falsifié des passeports de personnes fuyant Hong Kong avant la rétrocession du territoire à la Chine en 1997. En prison, Henty a suivi un cours d’art et a découvert qu’il était doué pour imiter d’autres artistes. Pendant des années, il a vendu des copies de tableaux d’artistes tels que Pablo Picasso, Léonard de Vinci et Vincent van Gogh. En 2014, une enquête journalistique a révélé qu’il était un faussaire. Ironiquement, la publicité faite autour de cette affaire a lancé sa carrière de copiste professionnel. Sur son site Web personnel, Henty affirme avoir trompé « des scientifiques et des critiques d’art » grâce à son souci rigoureux du détail. Il refuse toutefois de falsifier les signatures d’autres personnes.
Tom Keating (1917-1984)

Tom Keating, de Forest Hill, en Angleterre, a commencé à peindre et à vendre des œuvres d’art falsifiées au début des années 1960. Selon les médias, il a vendu plus de deux mille faux tableaux, gagnant plusieurs millions de dollars avant que sa duplicité ne soit découverte dans les années 1970. En 1966, Keating a rencontré Max Brandrett, le faussaire qui a probablement peint les faux Krieghoffs de l’auteur. Keating, qui a également produit des faux Krieghoff, est devenu le mentor de Brandrett dans le domaine de la contrefaçon. Dans un article en ligne sur les plus grands faussaires du monde, l’écrivaine Adriana John a qualifié Keating de « personnage singulier parmi les faussaires ingénieux. Son but n’était pas seulement de faire fortune. Il voulait plutôt démanteler tout le système du commerce de l’art, qu’il détestait par principe. Il le considérait comme pourri et corrompu, honorant des artistes qui ne le méritaient pas ».
Max Brandrett (né en 1948)

Peintre habile, enfant des foyers d’accueil, arnaqueur de rue et faussaire d’art devenu célèbre, Max Brandrett, originaire de l’East Sussex, en Angleterre, a très probablement peint les œuvres alimentaires de Krieghoff. Selon un article paru en novembre 2020 dans le journal britannique Daily Mail, « Max le faussaire » a été emprisonné à trois reprises pour avoir falsifié des chefs-d’œuvre célèbres : « Max a quitté le Barnardo’s Children’s Home pour rejoindre le cirque à l’âge de quinze ans, où il s’est occupé des éléphants pendant deux ans et peignait les camions, ce qui l’a incité à étudier l’art. La rencontre fortuite de Brandrett avec le faussaire Tom Keating en 1966 l’a mis sur la voie de devenir l’artiste qui a peint les « Brighton Krieghoffs ». Personne ne sait exactement où se trouvent aujourd’hui les autres Krieghoffs de Brandrett. Brandrett, quant à lui, continue de vendre des copies d’œuvres d’autres artistes, mais sous son propre nom.
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