Banff la magnifique

Banff est le joyau de la couronne du réseau des parcs canadiens. Trop beau pour qu’il ne fasse pas l’objet de toutes les convoitises, il a été au coeur de nombreux conflits tout au long de ses 125 années d’existence.

Écrit par Governor General's History Awards Laurel Ken McGoogan, lauréat 2006 du Prix Pierre-Berton

Mis en ligne le 18 octobre 2010

Vers le milieu des années 1970, bien avant que la révolution numérique n’efface les frontières, j’ai enseigné le français pendant quelques mois à Dar es-Salaam, en Tanzanie.

Deux fois par semaine, avec ma femme Sheena, je parcourais plusieurs kilomètres, dans une chaleur étouffante, pour me rendre au consulat canadien afin d’y lire les nouvelles du pays. Les murs du consulat étaient décorés d’affiches, et notamment de trois belles images représentant les Rocheuses : le mont Rundle, le lac Louise et le lac Emerald.

C’est sans doute ridicule, je l’avoue, mais ces images du parc national Banff m’ont tiré quelques larmes. C’est ici, sous le soleil de plomb africain, loin des sommets enneigés des Rocheuses, que j’ai compris que rien ne symbolise le Canada comme Banff.

Le parc, qui célèbre cette année son 125e anniversaire, est presque aussi vieux que notre pays. Il a vu le jour l’année même où l’on a enfoncé le dernier crampon du chemin de fer Canadien Pacifique. En fait, le chemin de fer s’est révélé un moteur important du développement de ce parc.

Banff est devenu un parc national, le premier au Canada et le troisième au monde, sous la gouverne du premier ministre qui nous a donné la Confédération. Il s’agissait d’ailleurs d’une réponse du gouvernement fédéral à une tentative d’appropriation du territoire. Une belle histoire à la canadienne, quoi!

L’histoire du parc a commencé en novembre 1883. Trois ouvriers du CP découvrent alors une caverne au pied du mont Sulphur où coule une source thermale naturelle.

Les frères Tom et William McCardell et leur partenaire Frank McCabe ne furent pas les premiers non-autochtones à apprécier la beauté de cette merveille de la nature, puisque l’arpenteur James Hector en a fait mention en 1859.

Et ils ne furent pas les premiers à en soupçonner le potentiel. Les Premières nations connaissaient l’existence de ces sources et les considéraient comme un lieu sacré, aux vertus thérapeutiques.

Cependant, les ouvriers du CP furent les premiers à en réclamer la propriété. Alléchés par le potentiel financier du site, ils dressèrent une clôture autour de la caverne et bâtirent une petite cabane à proximité pour établir leur droit de propriété. Mais ils n’étaient pas seuls à lorgner cet endroit.

Un député et avocat de la Nouvelle-Écosse, D. B. Woodworth, réussit à leur faire céder leurs droits par diverses manigances.

Il acheta ensuite un hôtel, dans l’intention de l’installer sur le site et d’y bâtir un véritable attrape touriste du plus mauvais goût.

La bataille juridique qui s’ensuivit attira l’attention du premier ministre John A. Macdonald, qui lui même n’était pas étranger à la manigance.

En 1885, il mit fin à ce conflit en créant une réserve de seize kilomètres carrés autour des sources. La Banff Hot Springs Reserve, créée par décret le 25 novembre 1885, fut ainsi baptisée en l’honneur de Banffshire, le lieu de naissance, en Écosse, de deux directeurs du CP.

En 1887, le parc s’agrandit pour atteindre 416 kilomètres carrés et fut renommé Rocky Mountains Park. Les visiteurs affluèrent de partout dans le monde.

Il devint le parc national Banff en vertu de la Loi sur les parcs nationaux de 1930 et en 1984, un site du patrimoine mondial de l’UNESCO, avec les parcs nationaux de Jasper, Yoho et Kootenay.

Aujourd’hui, Banff fait plus de 40 000 kilomètres carrés. Il appartient à un réseau de 42 parcs nationaux exceptionnels : chaque province et chaque territoire en compte au moins un.

Pendant deux décennies, avant de m’installer dans une métropole de l’Ontario qui, sur le plan psychologique, est aussi différente des Rocheuses que peut l’être Dar es-Salaam, j’ai habité à quatre-vingt-dix minutes à l’est du parc national Banff.

En tant que journaliste, j’étais bien placé pour savoir que ce parc populaire du Canada risquait d’être victime de sa trop grande popularité.

Dès le début, Banff connut un grand succès auprès des riches visiteurs européens, qui y venaient en train et séjournaient à l’hôtel Banff Springs, ouvert par le CP en 1888.

Le parc demeure une destination de choix pour les touristes du monde entier, ainsi que pour les Canadiens, attirant quatre à cinq millions de visiteurs chaque année.

Cet accroissement du nombre de visiteurs s’accompagne nécessairement d’un développement effréné, qui exerce de plus en plus de pressions sur la faune.

Par exemple, l’intensification du trafic routier a donné lieu à une hausse alarmante du nombre de collisions avec des animaux.

Parcs Canada a installé des ponts et des passages souterrains pour animaux afin de permettre aux grizzlis, aux loups, aux orignaux, aux wapitis et à d’autres animaux de traverser les autoroutes.

Ces mesures ont sans doute contribué à diminuer le nombre de morts d’animaux.

Pourtant, en moyenne, 70 gros animaux continuent d’être frappés par des véhicules chaque année.

Le rythme du développement à Banff, avec sa myriade de centres commerciaux, de restaurants, d’hôtels et de condominiums, a fait retentir la sonnette d’alarme dans les années 1990. Et comme en 1885, le gouvernement fédéral est intervenu. Ottawa annula les plans de la ville de Banff visant d’ambitieux nouveaux développements.

« Les pressions du développement humain ne peuvent pas porter préjudice aux lieux sauvages que nous nous sommes engagés à protéger, affirmait la ministre du Patrimoine de l’époque, Sheila Copps, lorsqu’elle annonça en 1997 le nouveau plan de développement de Banff. Banff est un des plus beaux cadeaux qu’il nous a été donné de recevoir. Il ne faut pas le gâcher. »

Dans ce plan, le nombre de résidents permanents à Banff est limité à 10 000. Il y a actuellement 8 000 personnes qui résident en ville, et ils doivent tous justifier leur nécessité de résider à cet endroit.

Par exemple, vous ne pouvez prendre votre retraite à Banff que si vous avez travaillé pour le parc pendant cinq ans.

Les frontières de la ville sont fixées à cinq kilomètres carrés en vertu de la loi fédérale, et la ville a adopté une stratégie de gestion de la croissance très dynamique.

Banff est donc sous contrôle. Mais qu’en est-il de Canmore, qui se situe de l’autre côté de l’entrée du parc? À l’époque, Canmore était une petite ville minière, mais sa population a triplé au cours des deux dernières décennies.

Avec ses 12 000 résidents permanents et 5 600 propriétaires de résidences secondaires, la ville continue de croître. Oui, elle s’est dotée d’une stratégie de développement économique responsable. Mais cela ne veut pas dire que l’on peut maintenant oublier la situation à Canmore et ignorer les effets de son développement sur le grizzli, par exemple, qui est une espèce menacée en Alberta.

Il ne faut pas plus négliger le grizzli que le loup, qui est en situation précaire dans le parc national de la Mauricie, ou que le saumon rouge du parc national Kluane, en voie de disparition.

On s’est toujours interrogé sur la raison d’être des parcs. Visent-ils à préserver la nature, sont-ils destinés à nos loisirs, ou les deux? Est-ce que le tourisme dans les parcs nationaux, comme Banff, est une industrie égoïste au service de riches étrangers et qui exerce des pressions sur la faune et les collectivités? Ou s’agit-il d’une stratégie de développement qui rapporte de précieuses retombées pour la région?

Je ne suis pas un scientifique ni un urbaniste. Je ne prétends pas avoir toutes les réponses. Mais comme j’ai élevé deux enfants à proximité du parc national Banff, je sais de première source ce que nous devons protéger pour les générations à venir.

Un des avantages de Banff, qui est un microcosme du réseau des parcs nationaux, c’est que l’on peut y faire des randonnées d’une journée, même avec de jeunes enfants.

On peut escalader Tunnel Mountain, visiter Johnston Canyon ou partir de Château Lake Louise et s’émerveiller devant les paysages le long de la route vers le Lake Agnes Tea House.

En hiver, on peut y skier. Depuis que les premières pistes de ski alpin furent défrichées sur le mont Norquay, en 1926 (les centres de Sunshine et de lac Louise suivirent peu après), les skieurs s’y donnent rendez-vous et pour certains, ce sont les meilleures pistes de ski en Amérique du Nord.

Chaque année, nous prenions un abonnement de saison. Rien ne vaut une course avec votre fils ou votre fille sur les pistes enneigées, au soleil, pour ensuite faire une petite halte dans une cabane de bois rustique afin d’y déguster un bol de soupe.

Et pourtant, mon moment le plus marquant dans les Rocheuses a eu lieu bien avant d’avoir mes enfants. De mai à septembre, en 1970, Sheena et moi demeurions sur une montagne dans le parc national Banff. J’avais décroché un emploi comme observateur de tour, un poste que je convoitais si ardemment que le gardien en chef n’a pas eu le cœur de me le refuser.

Sarbach Lookout était à mi-chemin entre Banff et Jasper, près de Saskatchewan River Crossing. Pour atteindre la tour, il fallait quitter l’autoroute, traverser le Mistaya Canyon et marcher cinq kilomètres dans les bois pour grimper jusqu’à Sarbach, où l’on émergeait au-dessus de la cime des arbres, à une hauteur de 2 225 mètres.

Le travail d’un observateur de tour consiste à rester assis dans sa tour et à surveiller l’apparition de fumée. En tant qu’écrivain en herbe, j’en profitais pour taper héroïquement mes textes sur ma Smith Corona.

Les orages constituaient un moment fort de la saison, car je devais rester dans la tour, en principe bien ancrée, alors que les vents la faisaient tanguer de droite à gauche, et marquer les endroits où la foudre était tombée pour ensuite vérifier sur place qu’il n’y ait pas trace d’incendie.

Nous allions chercher notre eau dans un petit ruisseau de montagne, à quelques centaines de mètres de la tour. On pouvait y voir des aigles, des mouflons, quelques cerfs timides, avec leur queue blanche, et même des chèvres de montagne.

Une fois, à la moitié de mon parcours, je suis tombé nez à nez avec un ours noir. Évidemment, j’ai tout abandonné sur place et pris les jambes à mon cou.

Nous tenions tout cela pour acquis. Le soir, lorsque le ciel était dégagé, nous nous couchions sur le dos pour regarder les étoiles en pensant que tout cela était immortel et que ce lieu ne serait jamais assiégé par l’homme. Mais nous ne savions pas non plus que dix ans plus tard, nous nous retrouverions de l’autre côté du monde, où trois affiches évoqueraient ces souvenirs d’un été passé au parc national Banff. Cet événement nous a rappelé que cette belle nature sauvage, que nous chérissons tous en tant que Canadiens, mérite d’être préservée.

Cet article est paru à l’origine dans le numéro d’octobre-novembre 2010 du magazine Canada’s History.

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