Résoudre le mystère Franklin

Un jour d’été, dans un avenir pas si lointain, au large de l’île King William, dans le Haut-Arctique, des plongeurs de Parcs Canada pénétreront dans la cabine du HMS Terror que le capitaine Francis Crozier occupait autrefois. Ces archéologues subaquatiques avanceront avec prudence dans une eau glaciale à environ vingt-trois mètres sous la surface afin de fouiller les tiroirs et les étagères, rassemblant systématiquement divers artefacts jusqu’à ce qu’ils tombent sur une série de cylindres ou de bidons métalliques rouillés.
Maîtrisant leur excitation, ils placeront ces objets dans un sac spécialement conçu à cet effet et les remonteront à la surface. Si l’on se fie à leur expérience passée, ils attendront d’avoir remis ce butin à leurs collègues pour laisser libre cours à l’extraordinaire émotion d’être entrés dans l’histoire. Il est presque certain que ces bidons contiendront des documents écrits de l’expédition Franklin de 1845, dont Crozier avait hérité. Les plongeurs sont pratiquement convaincus qu’ils y trouveront des réponses au plus grand mystère de l’exploration arctique : qu’est-il arrivé à cette expédition?
Cette année marque le 175e anniversaire du départ d’Angleterre, en mai 1845, des navires HMS Erebus et HMS Terror. Anciens navires de guerre nouvellement équipés de systèmes de chauffage, de coques renforcées et de moteurs à vapeur pouvant compenser l’absence de vent, les navires quittent Greenhithe (à trente-cinq kilomètres au sud de Londres) avec suffisamment de vivres pour trois ans. Sous le commandement de Sir John Franklin, l’expédition a pour objectif de localiser et de traverser le passage du Nord-Ouest, à l’extrême nord de l’Amérique, pour déboucher dans l’océan Pacifique auréolée de gloire

Comme beaucoup de lecteurs le savent, ces navires finiront par sombrer au fond de la mer à mi-chemin du passage. Des chercheurs canadiens réussiront à localiser l’épave de l’Erebus en 2014 et celle du Terror deux ans plus tard. Depuis ces découvertes, les plongeurs de Parcs Canada ont exploré les deux navires chaque fois que les conditions arctiques le permettaient, généralement pendant une semaine ou dix jours à la fin juillet ou en août. Ils ont remonté des dizaines de vestiges de l’Erebus, situé à seulement onze mètres sous la surface, dont la cloche du navire.

En août 2019, pendant une période exceptionnelle de sept jours de calme, les enquêteurs ont pu examiner pour la première fois en détail l’épave du Terror. Ils ont descendu un véhicule télécommandé par une trappe située sur le pont supérieur du navire et l’ont dirigé pour explorer vingt compartiments sous un seul pont. Dans un communiqué publié par Parcs Canada, l’archéologue subaquatique Ryan Harris, qui pilotait le véhicule, a déclaré que le Terror était si bien conservé qu’il ressemblait à « un navire récemment abandonné par son équipage, oublié par le passage du temps ». Dans la vidéo qu’il a filmée, on y voit des assiettes en porcelaine et des bouteilles encore empilées sur des étagères, des armes toujours rangées dans leurs râteliers et des cabines d’officiers propres, bien rangées et prêtes à être inspectées.

Le responsable de l’archéologie sous-marine, Marc-André Bernier, a été particulièrement frappé par l’état impeccable de la cabine de Crozier, une découverte qui n’a pas manqué d’étonner l’équipe. « Non seulement les meubles et les armoires sont encore en place, mais les tiroirs sont fermés et beaucoup sont enfouis dans la vase, encapsulant des objets et des documents dans les meilleures conditions possible pour leur conservation. Chaque tiroir et chaque espace clos contient sans doute de précieux renseignements sur le sort de l’expédition Franklin. » Une accumulation de sédiments bloquait l’accès aux quartiers de Crozier, qui réclament manifestement une inspection.

En 2017, alors que je naviguais dans le passage du Nord-Ouest en tant qu’historien avec Adventure Canada, j’ai assisté à une présentation de Marc-André Bernier. Parlant de manière générale des deux navires de Franklin, il a déclaré sans ambages : « Je m’attends à trouver des restes humains. Probablement des os, des squelettes. » Il a rappelé à son auditoire que les témoignages des Inuits font état d’au moins un corps sur ce qui semble être l’Erebus, et il a ajouté qu’il avait déjà vu de la chair sur des os. « S’ils sont sédimentés, les restes pourraient être très bien conservés. » Il a cité en exemple une épave de 1770, le HMS Swift, que des chercheurs ont localisée en Patagonie : « Ils ont trouvé un squelette complet en uniforme. »
Pendant que Marc-André montrait ses diapositives sur les recherches menées par Parcs Canada, nous traversions une tempête de neige. Alors que notre navire, l’Ocean Endeavour, tanguait et roulait, certains d’entre nous frissonnaient à l’idée d’affronter de telles conditions dans un petit bateau en bois. Et nous nous sommes surpris à faire un rapide calcul. L’Endeavour n’est pas un paquebot de croisière à plusieurs étages, mais il est tout de même quatre fois plus long que le HMS Erebus (137 mètres contre 32) et deux fois plus large (21 mètres contre 9). Le Terror était encore plus petit.

La tempête a fait rage sans relâche jusqu’en fin d’après-midi. Lorsque Marc-André a terminé sa présentation, il s’est précipité sur le pont pour s’entretenir avec l’équipage. Il avait prévu d’organiser une visite du site de l’Erebus, où certains d’entre nous auraient pu faire de la plongée libre. Mais avec des vagues atteignant 1,5 mètre, des rafales atteignant la force d’une tempête (plus de cinquante nœuds) et l’Endeavour devant naviguer dans un chenal étroit (0,3 à 0,6 mille marin) pour atteindre le site, l’entreprise était clairement compromise.
Lors du briefing du soir, Marc-André et le chef d’expédition d’Adventure Canada, Matthew J. Swan, nous ont annoncé la mauvaise nouvelle : la visite du site de l’Erebus était annulée. Matthew a déclaré qu’il ne pouvait pas imaginer mettre les Zodiacs à l’eau alors que le vent soufflait à plus de 25 nœuds... envoyer les passagers faire un trajet de quarante minutes en Zodiac, aller et retour… non, il ne pouvait pas l’envisager : « Les Zodiacs se retourneraient tout simplement. » Marc-André a révélé que plusieurs gardiens inuits avaient établi un campement de cinq tentes sur une île près de l’épave, mais, a-t-il ajouté, trois de ces tentes ont été emportées par le vent.
Marc-André a malheureusement rejeté l’idée de rester sur place pour attendre la fin de la tempête. Fort de son expérience, il a déclaré que ces conditions de vent et de vagues ont déjà tellement remué les sédiments que, dans le meilleur des cas, l’épave ne serait visible que dans trois jours. Et si la tempête se poursuivait, nous devrions peut-être attendre une semaine. Matthew ne pouvait que secouer la tête : « Nous sommes déçus, bien sûr. Mais nous sommes motivés. Nous essaierons à nouveau l’année prochaine. »

Et c’est ce qu’ils ont fait. Mais ce n’est que deux ans plus tard, lors de sa sixième tentative, qu’Adventure Canada a pu emmener des voyageurs sur le site de l’Erebus. Il n’y a pas eu de plongée en apnée, mais les passagers ont voyagé en Zodiac à travers des eaux agitées jusqu’à une barge de Parcs Canada positionnée au-dessus de l’épave; de là, ils ont rencontré des archéologues et des gardiens inuits et regardé en temps réel une vidéo des plongeurs au travail.
Guidés vers un laboratoire d’artefacts sur la barge, les visiteurs ont pu étudier des objets récemment découverts, parmi lesquels une bouteille en céramique, une semelle de botte en cuir, une carafe en verre et de minuscules pinces qui servaient peut-être autrefois à saisir des morceaux de sucre. La journaliste de voyage Jennifer Bain a écrit plus tard : « La contemplation de ces objets anciens nous ramène en 1845, lorsque Franklin et ses hommes ont quitté l’Angleterre à bord de deux navires, convaincus qu’ils trouveraient le légendaire passage du Nord-Ouest. »
Qu’est-il arrivé à cette expédition? Depuis le départ d’Angleterre en mai 1845, le récit officiel du mystère Franklin évoque les dernières lettres envoyées depuis les navires en juillet 1845 et la découverte en 1850 de trois tombes sur l’île Beechey. Ces tombes montrent que Franklin a hiverné sur l’île en 1845-1846, mais une recherche intensive des lieux, lancée par le capitaine baleinier écossais William Penny et l’explorateur américain Elisha Kent Kane, n’a rien révélé sur la destination des deux navires après leur départ de l’île.

Les expéditions de recherche envoyées par la Royal Navy, la Compagnie de la Baie d’Hudson — dont la charte prévoyait des voyages d’exploration — et Jane, Lady Franklin (veuve de Sir John) n’ont donné aucun résultat significatif jusqu’en 1854, lorsque des Inuits ont apporté la première d’une série de contributions essentielles à la découverte de ce qui allait être résumé comme « le sort de Franklin ».
En avril de cette année-là, sur la côte ouest de la péninsule de Boothia, un Inuk nommé In-nook-poo-zhe-jook révéla à l’explorateur John Rae, de la Compagnie de la Baie d’Hudson, que l’expédition Franklin s’était soldée par une catastrophe. Avec l’aide de William Ouligbuck Jr., le meilleur interprète inuit de l’époque, Rae interrogea In-nook-poo-zhe-jook et plus d’une douzaine d’autres Inuits. Ils lui racontèrent qu’un navire avait coulé au large de la côte ouest de l’île King William, que trente-cinq ou quarante marins affamés s’étaient dispersés vers le sud le long de cette côte et que certains des derniers survivants avaient été poussés au cannibalisme.

Ces révélations suscitèrent une réaction extraordinaire, Charles Dickens lui-même écrivant deux longs pamphlets dénonçant Rae et les Inuits. Les découvertes de Rae réduisaient radicalement la zone de recherche. Et en 1859, une expédition de recherche financée par Lady Franklin et dirigée par l’officier de marine Leopold McClintock a mis au jour la « note de Victory Point », le seul document écrit trouvé à ce jour provenant d’un membre de l’expédition et décrivant son sort.
Cette note indiquait qu’en 1848, les navires étant pris dans les glaces avec à bord vingt-quatre hommes déjà morts, dont John Franklin, les 105 hommes restants avaient abandonné les navires et s’étaient mis en route vers le sud, en direction de la côte arctique. McClintock a également trouvé des cadavres, un canot de sauvetage abandonné et de nombreux petits artefacts, qui soulevaient plus de questions qu’ils n’apportaient de réponses.
Dans les années 1860, à la suite de la découverte de la note de Victory Point, Tookoolito, une femme parlant couramment l’anglais, et son mari, Ebierbing, ont donné à l’Américain Charles Francis Hall l’occasion d’interroger des Inuits qui avaient effectivement embarqué à bord d’un des navires avant qu’il ne coule. Ils ont fourni des témoignages oculaires inestimables qui ont ensuite donné lieu à des théories sur ce qui était arrivé à l’expédition.

Dans les années 1870, un Inuk nommé Tulugaq, travaillant avec Ebierbing, guida l’Américain Frederick Schwatka dans sa recherche de documents écrits le long des côtes du continent et de l’île King William. Ils n’en trouvèrent aucun, mais découvrirent encore plus de corps et de nouveaux emplacements, et recueillirent des témoignages. Un Inuk âgé nommé Puhtoorak a raconté à ces hommes qu’au début des années 1850, il avait visité un grand navire pris dans les glaces et vu le corps d’un homme blanc mort allongé dans une couchette. Il a indiqué un endroit situé près du lieu où, plus d’un siècle plus tard, l’Erebus sera finalement retrouvé.
Sans ces guides et traducteurs inuits, la vérité sur l’expédition Franklin n’aurait jamais commencé à émerger. Tout au long du 20e siècle, des universitaires et des chercheurs ont publié des ouvrages et débattu de théories diverses, mais ce sont les témoignages des Inuits qui ont permis de faire avancer les choses. En 1991, après avoir passé au crible des centaines de pages de témoignages inuits recueillis par Charles Francis Hall avec l’aide de Tookoolito et d’Ebierbing, le Canadien David C. Woodman a publié Unravelling the Franklin Mystery: Inuit Testimony, qui proposait une nouvelle version, plus complexe, des derniers mois de l’expédition.
Woodman soutient que certains des 105 hommes qui avaient abandonné les deux navires en 1848 sont ensuite retournés sur l’un de ces navires et sont restés à bord, alors qu’il dérivait dans les glaces vers le sud. Certains hommes auraient survécu jusqu’en 1851. Il a fourni une carte géographique approximative pour guider des recherches plus ciblées sur les navires. Le regretté historien inuit Louis Kamookak (1959-2018), qui a passé une grande partie de sa vie adulte à enquêter sur l’histoire de Franklin, a été l’un de ceux qui ont ensuite ouvert la voie à la découverte de l’Erebus en 2014. Un deuxième chasseur de Gjoa Haven, Sammy Kogvik, a permis de retrouver le Terror en 2016. La contribution des Autochtones ne saurait être surestimée (voir l’encadré à la page 40).
Aucune commémoration de l’expédition perdue de Franklin ne serait complète sans reconnaître le rôle et les manœuvres de Jane, Lady Franklin. Tout d’abord, malgré une opposition farouche, elle a obtenu que son mari soit nommé chef de l’expédition de 1845. À 59 ans, en surpoids et en mauvaise forme physique, John Franklin était loin d’être le premier choix. Travaillant dans l’ombre, Lady Franklin a obtenu le soutien de plusieurs personnalités influentes, dont James Clark Ross, le favori incontesté qui ne voulait pas assumer le commandement de l’expédition. Certains ont fait valoir que Franklin n’était pas en assez bonne santé pour survivre à un autre hiver arctique, et sa mort prématurée (juin 1847) soulève effectivement des questions à cet égard.
Après la disparition des deux navires, Lady Franklin orchestrera des recherches sans précédent. Entre 1848 et 1859, elle a organisé, inspiré ou financé onze des trente-cinq expéditions de recherche envoyées par la Grande-Bretagne et les États-Unis, soit près du tiers. Elle a écrit des lettres aux dirigeants internationaux, mené des campagnes de collecte de fonds, consulté des médiums, acheté des voiliers et détaché des officiers de la Royal Navy. En mobilisant l’opinion publique et en faisant pression sur ses amis influents, elle a harcelé sans relâche l’Amirauté britannique et la Compagnie de la Baie d’Hudson pour qu’elles poursuivent les recherches.
Après 1854, Jane Franklin s’est battue bec et ongles pour réfuter les révélations de John Rae selon lesquelles certains membres de l’expédition avaient été poussés au cannibalisme. Elle a obtenu le soutien de Charles Dickens, qui s’est couvert de honte en tenant des propos racistes à l’encontre des Inuits, ternissant ainsi sa réputation à jamais. Pendant ce temps, Lady Franklin redéfinira à plusieurs reprises la notion de découverte géographique pour l’adapter à l’expédition perdue, avançant finalement l’idée absurde qu’à mi-chemin du passage du Nord-Ouest, en atteignant la côte arctique du continent, les marins affamés « avaient forgé le dernier lien avec leur vie ».
Même aujourd’hui, des personnes instruites capables de discernement nient la réalité géographique et toute logique en adoptant l’idée que l’expédition Franklin a en quelque sorte découvert le passage du Nord-Ouest. Peu importe. La recherche des navires perdus a permis de cartographier l’Arctique canadien. Et Lady Franklin elle-même a gagné sa place dans l’histoire à titre de génie du marketing avant l’heure. En érigeant des statues et des monuments commémoratifs à son mari un peu partout, du Lincolnshire et de l’abbaye de Westminster en Angleterre à Hobart, en Tasmanie, elle a transformé son malheureux mari en héros de l’Arctique.

Nous arrivons ainsi aux questions déterminantes. D’après la note trouvée à Victory Point, sur l’île King William, nous savons qu’en avril 1848, 105 hommes ont quitté les deux navires pris dans les glaces. La note indique que neuf officiers et quinze marins étaient déjà morts. Cela représente 37 % des officiers, mais seulement 14 % des membres d’équipage, et l’écart est encore plus grand si l’on soustrait les trois hommes morts enterrés sur l’île Beechey.
Pourquoi autant d’officiers? Pourquoi un tel écart? Les chercheurs ont consacré énormément de temps et d’énergie à enquêter sur la mort des trois premiers marins, allant jusqu’à exhumer et analyser leurs restes. Ces hommes sont-ils morts d’un empoisonnement au plomb? Du botulisme? D’une carence en zinc et de la tuberculose? Mais une autre question se pose : et si ces trois premiers décès étaient des anomalies qui ne contribuent en rien à résoudre le mystère dans son ensemble?
Peut-être que les 21 décès ultérieurs sont attribuables à un accident sans rapport avec les morts précédentes. Quelques chercheurs se sont demandé si ces hommes avaient ingéré quelque chose que les autres avaient évité. Mais aucun n’a fait le lien entre le destin tragique de Franklin et la catastrophe qui a frappé l’explorateur dano-norvégien Jens Munk. En 1619-1620, alors qu’il cherchait le passage du Nord-Ouest, Munk a conduit deux navires remplis de marins à hiverner dans l’actuelle ville de Churchill, au Manitoba. C’est là que son expédition a perdu le nombre stupéfiant de soixante-deux hommes sur soixante-cinq.
Alors que je faisais des recherches pour mon livre Dead Reckoning: The Untold Story of the Northwest Passage, j’ai lu la traduction du journal de Munk, puis je suis tombé sur un article de Delbert Young publié il y a plus de quarante ans dans le magazine The Beaver, aujourd’hui Canada’s History. Dans « Killer on the ‘Unicorn’ », publié à l’hiver 1973, Young attribuait la catastrophe à la viande d’ours polaire mal cuite ou crue, une menace qui n’était pas bien comprise à l’époque.
Peu après son arrivée à Churchill, en septembre 1619, Munk rapporte qu’à chaque marée haute, des bélugas blancs pénètrent dans l’estuaire du fleuve. Ses hommes en capturèrent un et le traînèrent jusqu’à la rive. Le lendemain, un « grand ours blanc » est venu se nourrir de la baleine. Munk l’a abattu. Ses hommes se sont alors régalés avec la viande de l’ours. Munk avait ordonné au cuisinier de « la faire bouillir légèrement, puis de la conserver dans du vinaigre pendant une nuit ». Mais il a fait rôtir la viande pour sa propre table et a écrit qu’« elle avait bon goût et ne nous a pas barbouillé l’estomac ».

Comme le fait remarquer Delbert Young, Churchill se trouve au cœur du territoire de l’ours polaire. Après ce premier festin, les marins en ont probablement consommé davantage. Au cours de sa longue carrière, Munk a vu des hommes mourir du scorbut et savait comment traiter cette maladie. Il a remarqué qu’elle touchait certains de ses marins, leur déchaussant les dents et leur causant des ecchymoses. Mais lorsque les hommes commencèrent à mourir en grand nombre, il fut déconcerté. Leur état dépassait de loin tout ce qu’il avait vu auparavant. Son chef cuisinier mourut au début du mois de janvier, et à partir de ce moment-là, « une maladie violente [...] se propagea rapidement dans nos rangs ».
Après une analyse approfondie, Young identifia la trichinose comme étant probablement la cause de ces décès, une maladie parasitaire endémique chez les ours polaires. La viande infectée, mal cuite, introduit des larves embryonnaires dans l’estomac d’une personne. Ces minuscules parasites s’incrustent dans les intestins. Ils se reproduisent, pénètrent dans la circulation sanguine et, en quelques semaines, s’enkystent dans les tissus musculaires de tout le corps. Ils provoquent les terribles symptômes décrits par Munk et, s’ils ne sont pas traités, peuvent entraîner la mort quatre à six semaines après l’ingestion.
Revenons donc à l’expédition Franklin. La trichinose, provoquée par la consommation de viande d’ours polaire crue, aurait-elle pu tuer ces neuf officiers et douze marins? Et aurait-elle pu pousser les hommes restants à abandonner les navires? Aurait-elle pu rendre beaucoup d’entre eux si malades qu’ils pouvaient à peine marcher et leur noircir le visage au point qu’ils devaient être mis en quarantaine dans une tente séparée? Tout cela correspond au témoignage des Inuits.
Ces dernières années, lors d’une visite à l’île Beechey avec Adventure Canada, mes compagnons de voyage et moi-même avons été chassés par des ours polaires. Plutôt que de tirer des coups de feu en l’air, nous nous sommes réfugiés dans les Zodiacs dès les premiers signes de l’approche des ours. Face à la même situation, les hommes de Franklin auraient sans doute réagi différemment. Ils auraient abattu ces ours et les auraient mangés.
Il est vrai qu’au milieu du 19e siècle, certains marins avaient peut-être entendu dire que la viande d’ours polaire pouvait être dangereuse. Mais les hommes de l’expédition Franklin, qui subsistaient avec des rations réduites et avaient désespérément besoin de changer de régime alimentaire, l’auraient sans doute mangée de toute façon. Comme les hommes de Munk, ils n’auraient vu apparaître les symptômes terribles et déroutants que bien plus tard.
À mon avis, la viande d’ours polaire insuffisamment cuite, répartie de manière inégale entre les officiers et l’équipage, a non seulement conduit à ces taux de mortalité déséquilibrés, mais aussi à l’abandon des navires et, finalement, à la destruction de l’expédition.
Au cours des deux ou trois prochaines années, les archéologues subaquatiques de Parcs Canada trouveront très certainement des preuves décisives — des documents écrits, des restes humains, ou les deux — lors de leurs recherches sur l’Erebus et le Terror. Ne soyez pas surpris d’apprendre que les marins ont mangé de la viande d’ours polaire crue et ont été victimes de la trichinose.

Comment les peuples autochtones ont gardé Franklin vivant
Sans certaines interventions décisives des peuples autochtones, nous ne commémorerions aujourd’hui aucune expédition portant le nom de Sir John Franklin, car celui-ci serait mort bien avant son départ.
La première occasion s’est présentée en 1821, lorsque les Dénés Yellowknives, menés par Akaitcho, ont sauvé Franklin de la famine. Le 18 juillet de cette année-là, le lieutenant de 35 ans installe un campement surplombant le golfe Coronation, à l’embouchure de la rivière Coppermine, dans l’actuel Nunavut.
Quelques kilomètres en amont, il prend congé des Yellowknives sur un désaccord. En effet, ces derniers le mettent en garde contre la poursuite de son voyage à une période aussi tardive de l’année. Akaitcho dit à Franklin que s’il s’aventure vers l’est le long de la côte arctique, il risque de manquer de vivres et de ne pas revenir vivant. Insensible aux conseils des Autochtones, l’officier de la Royal Navy se dirige vers la côte. De là, sans préparation et à court de nourriture, il conduit dix-neuf hommes vers l’est.
Comme prévu, il ne rencontre ni animaux ni chasseurs inuits; et lorsque Franklin finit par faire demi-tour, l’expédition se transforme en véritable marche funèbre marquée par la famine, le meurtre et le cannibalisme. Onze hommes moururent, et Franklin ne survécut que grâce à une équipe de secours envoyée par Akaitcho.
De retour en Angleterre, après avoir publié un récit s’inspirant largement du travail de ses subordonnés, Franklin fut célébré comme « l’homme qui mangea ses bottes ». En 1826, il sera de retour dans l’Arctique afin de poursuivre le travail de cartographie des côtes. Cette fois-ci, son guide autochtone est un Inuit nommé Tattannoeuck qui sauvera Franklin d’un désastre et d’une mort presque certaine.
Le 7 juillet, après avoir atteint l’embouchure du fleuve Mackenzie avec deux bateaux et quinze hommes, Franklin eut le désir de visiter « un groupe de tentes esquimaudes » situées sur une île à quatre kilomètres de distance. À mi-chemin, les eaux peu profondes les obligent à s’arrêter, mais Franklin fait signe aux Inuits de s’approcher. Bientôt, les bateaux sont encerclés par deux cent cinquante Inuits Siglit à bord de soixante-dix-huit canots. Après avoir invité deux chefs à monter à bord de son bateau, Franklin se retrouve retenu de force tandis que quarante hommes sortent des couteaux et commencent à saccager les lieux. « Tattannoeuck sauta à l’eau, écrivit plus tard Franklin, et se précipita vers les hommes sur le rivage, les exhortant à cesser leur attaque jusqu’à en devenir tout enroué ». Le commandant en second de Franklin, George Back, effraie la plupart des voleurs potentiels en tirant en l’air. Tattannoeuck « se rendit alors courageusement » sur le rivage et dit aux Inuits que les hommes blancs étaient venus uniquement pour les aider et que lui-même, bien habillé et à l’aise, était la preuve « des avantages que l’on pouvait tirer des relations avec les Blancs ».
« Tattannoeuck maintint son discours alors qu’il était entouré de plus de trois douzaines d’hommes, tous armés de couteaux, et qu’il était lui-même totalement désarmé. Je pense qu’il n’y a pas de plus grand exemple de courage », écrivit Franklin. Tattannoeuck resta à terre, discutant puis chantant avec les étrangers jusqu’à minuit, heure à laquelle la marée commença à monter. Franklin et ses hommes purent alors reprendre la mer en direction de l’ouest. Sans Tattannoeuck, les événements de « Pillage Point » auraient certainement connu une issue fort différente.
Grâce à Akaitcho et Tattannoeuck, un Déné Yellowknives et un Inuk, John Franklin a vécu jusqu’en 1845. Mais ensuite, en disparaissant dans l’Arctique, il a lancé une série d’expéditions de recherche qui ont mobilisé des aventuriers britanniques, américains et même français, dont certains ont perdu la vie.
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