Qui suis-je?
On raconte que quelque part en France, pendant la Grande Guerre, un général britannique, conduit au front par une estafette, s’irrita du rythme imposé par l’homme et lui ordonna de ralentir. « Pour l’amour de Dieu, se plaignit-il. Pour qui me prenez-vous? Tom Longboat? » L’estafette, un grand homme d’une vingtaine d’années, ralentit et lui répondit : « Non, monsieur, car c’est moi Tom Longboat. »

L’histoire, avérée ou non, évoque la célébrité d’un jeune Onondagan du sud de l’Ontario qui fut, brièvement, l’un des hommes les plus célèbres du monde. Au cours de sa carrière, des millions de personnes se sont rassemblées pour le suivre. Lorsque sa gloire commença à s’estomper, les journaux le qualifièrent d’« imbécile des imbéciles... paresseux ... nourri à l’étable ... », « d’Indien têtu », malgré son talent passé; selon les journalistes, il finirait sans doute ses jours sans le sou et probablement alcoolique.
Né dans le clan du Loup et élevé dans la religion de la maison longue, le petit Tom Longboat est baptisé Cogwagee. En français, ce nom se traduit par « tout » et évoque les difficultés que les journalistes allaient rencontrer dans leurs efforts pour le définir et écrire son histoire.
Enfant, il doit fréquenter le Mohawk Institute, un pensionnat anglican, mais il s’en échappe en s’enfuyant à la course. À douze ans, il est ouvrier agricole. On dit qu’il a développé ses « jambes de coureur » en pourchassant les vaches dans les champs et qu’il a déjà couru soixante-cinq kilomètres de Hamilton à Brantford, arrivant à la maison avant sa mère, qui était partie quelques heures plus tôt en chariot. À dix-neuf ans, il participe à la course annuelle de la fête de la Reine à Caledonia et se classe deuxième, attirant ainsi l’attention du coureur mohawk, Bill Davis. Ce dernier s’était classé deuxième au marathon de Boston en 1901, derrière son compatriote Jack Cafferty — une course à laquelle s’était joint, sur plusieurs kilomètres, un cheval terrorisé.
En 1906, il participe à la course du Hamilton Herald où, dans un peloton de quarante coureurs, dont des professionnels aguerris, les chances contre lui sont de cent contre une. Pendant la course, il prend un mauvais virage et parcourt soixante-dix mètres avant que quelqu’un ne le dirige dans la bonne direction. Il gagne avec près de quatre minutes d’avance. Dans un premier temps, les officiels de la course ont cru que leurs montres étaient défectueuses. Selon le Herald, Tom Longboat, âgé de 20 ans, a dépassé son concurrent le plus proche « comme si ce dernier était resté immobile ».
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En courant, ce jeune Onondagan reprenait une tradition fondatrice, bien que mal comprise, commune à de nombreuses sociétés autochtones d’Amérique du Nord : on dit que la course à pied donne vie aux mythes, qu’elle crée un lien entre les coureurs et l’univers. Et elle est utile en temps de guerre.
Lorsque Cortez toucha terre en 1519, des coureurs fournirent des descriptions de ses navires, de ses hommes et de ses armes à Montezuma, situé à cinq cents kilomètres de distance, dans les vingt-quatre heures suivantes. Dans la Confédération iroquoise, les messagers-coureurs (Longboat s’inscrivait dans cette tradition) transmettaient des nouvelles de la côte Atlantique à la frontière du Niagara, en courant jour et nuit et en se guidant par les étoiles.
Louis Tewanima, un rival Hopi de Longboat — qui, à l’âge de quatre-vingts ans marchait trente kilomètres par jour en gardant des moutons et qui mourut à quatre-vingt-dix ans en tombant d’une montagne — aurait couru deux cents kilomètres pieds nus, « juste pour regarder passer les trains ».
Certains anthropologues suggèrent que la force invoquée par un certain coureur cérémoniel Mesquakie comprenait non seulement « le pouvoir sacré de la vitesse », mais aussi le pouvoir d’être invisible. On rapporte qu’un coureur du sud de la Californie a quitté Cottonwood Island, dans le Nevada, au lever du soleil et est arrivé à Fort Yuma au moment même où il l’avait quittée.
C’est de cette mystérieuse tradition qu’est né Tom Longboat. Avec plusieurs autres courses à son actif, le jeune homme de vingt ans est prêt à se mesurer aux meilleurs marathoniens d’Amérique du Nord. En 1907, lors de l’un des événements sportifs les plus célèbres de tous les temps, Tom Longboat, sous la bannière du YMCA de Toronto Ouest, participe au marathon de Boston. Sa renommée en tant que coureur ne tarde pas à se répandre dans le monde intense de la course de fond — un sport très suivi, et parfois dominé, par les peuples autochtones d’Amérique du Nord.
Grâce à ses résultats époustouflants lors de ses courses en Ontario, il devient une légende du jour au lendemain. Les journaux l’appellent soudain « le plus grand coureur de fond que le monde ait jamais vu ». Il est considéré comme le favori. Lorsque Longboat refuse les interviews avant la course, des journalistes locaux les inventent et s’empressent de les imprimer. Incapables d’obtenir une photographie, ils la remplacent par celle d’un joueur de football autochtone.
Le 19 avril 1907, cent mille personnes font la queue pour assister à la huitième édition du marathon de Boston. Le parcours s’étend sur quarante-deux kilomètres, il est vallonné et la température est fraîche. Au coup de pistolet, 124 coureurs s’élancent.
À un croisement de rues situé plusieurs kilomètres plus loin, un train de marchandises coupe la course. Dix coureurs, dont Longboat, réussissent à passer; les autres devront attendre plus d’une minute que le train libère la voie. Sur les collines de Boston, là où la course devait se terminer, une bourrasque de neige se lève. Après avoir parcouru plus de quarante kilomètres épuisants, Longboat sprinte sur le dernier kilomètre. Longboat court le dernier kilomètre (1,6 km, plus exactement) en montée, dans la neige, en un temps étonnant de quatre minutes et quarante-six secondes, pulvérisant le record établi par le Canadien Jack Cafferty de cinq bonnes minutes. Son concurrent le plus proche était à plus d’un kilomètre derrière lui. On dit que Longboat avait eu le temps de récupérer son trophée et de dîner lorsque ses compagnons de course franchirent la ligne d’arrivée. Un journal de Boston titrait : « Le sauvage n’a pas eu peur des côtes. »
Tom Longboat revient à Toronto et connaît un triomphe difficile à imaginer. Deux cent mille personnes se massent dans les rues. Des orchestres animent la foule. Selon certaines sources, « les jeunes femmes sont envoûtées ». Longboat, l’Union Jack drapé sur les épaules, est installé dans une voiture ouverte et conduit à travers la ville en tête d’un défilé aux flambeaux. Les gens mettent le feu à des balais et les agitent dans les airs. Les conducteurs de tramway, incapables de bouger, distribuent des billets non perforés, ne sachant pas quand les rues se dégageront. Longboat, qui semble mal à l’aise sous le poids de toute cette admiration, reçoit une médaille d’or et les clés de la ville. « L’Empire britannique est fier de vous », déclare le maire, avant d’annoncer un don de 500 dollars destiné à l’éducation du coureur.


Même au moment le plus célèbre de la carrière de Tom Longboat, les journalistes ne peuvent dissimuler leur malaise à son égard. Nourris de préjugés racistes, ils demeurent perplexes face à ce prodige.
Appartenant à une race souvent qualifiée de « pitoyable » et vouée à disparaître, ce « sauvage » peu éduqué est également grand, beau et désormais très célèbre. « Espérons que le succès de Longboat ne lui enflera pas la tête, prévient le Toronto Star, et qu’il continuera à être raisonnable. »
« Obstiné » et « ingérable » : voilà les deux adjectifs qui dépeignent presque chaque jour Longboat, que l’on assimile à un animal qu’il faut « dompter ». Dans les journaux, il devient un « Peau-Rouge maigre, fortement charpenté et fort têtu » qui ne court pas, mais qui « galope ». Lorsqu’on le complimente, il « sourit aussi largement qu’un hippopotame et gargouille des remerciements ».
Le journaliste sportif Lou Marsh décrit un jeune Onondagan qui « sourit comme un raton laveur dans un champ de pastèques ». Marsh, chroniqueur sportif populaire du Toronto Star qui dirige une cabale plutôt étrange contre Longboat, le décrit en secret comme « l’imbécile de tous les imbéciles… rusé mais peu fiable… aussi difficile à dresser qu’un léopard ».
L’écart culturel auquel les journalistes sont confrontés pour décrire le personnage est certainement illustré par la quantité de surnoms qu’ils lui ont attribués. On l’appelait le Cyclone de bronze, la Merveille de bronze, le coureur Peau-Rouge, la Merveille sauvage, Tom l’infatigable, le Grand Chef, le Chef au grand saut, le Grand indien, même l’Indien irlandais et, plus tard, alors qu’il n’avait pas encore dépassé la trentaine, le Vieux Tom. Cette confusion de qualificatifs ne décrit pas tant l’homme nommé Tom Longboat que les tâtonnements des journalistes pour intégrer un « Indien » canadien reconnu mondialement dans les structures raciales de l’époque.
Un commentaire cruel et révélateur sera publié par un journaliste du Toronto Star après le triomphe de Longboat à Boston : « Ses entraîneurs doivent être félicités ... pour avoir un élève aussi docile ».

Si Longboat veut gagner le respect des médias, ce n’est pas en prouvant qu’il est le meilleur coureur au monde, ce qu’il ne tardera pas à faire, mais en devenant « docile » et « raisonnable ». Ce qui se révélera plus difficile.
Au lendemain de sa victoire à Boston, Tom Longboat est expulsé de son logement au YMCA pour diverses raisons : « non-respect du couvre-feu », tabagisme, consommation de bière ou présence de femmes. Tom Flanagan, directeur de l’Irish Canadian Athletic Club et flamboyant promoteur sportif de Toronto, décide de devenir son agent.
Longboat avait pris contact avec lui par une courte note. La lettre, de quatorze mots, illustre la réserve que les journalistes trouvent si exaspérante chez lui : « Cher Monsieur, je souhaite adhérer au Irish Canadian Club. Vous trouverez ci-joint un dollar ».
Le nouveau gérant de Longboat incarne peut-être mieux que quiconque le monde glauque et anarchique de la promotion sportive. Décrit dans la presse comme « un poignard de vingt-huit ans élégamment vêtu », Flanagan a fait ce commentaire à propos du marathonien britannique Alfred Shrubb : « Tout d’abord, je m’excuse auprès d’Alfred Shrubb de l’avoir frappé. Je ne suis pas un vilain ». Il fera à une occasion courir Longboat sur vingt kilomètres contre un cheval. Longboat gagne après que Flanagan se soit placé devant un pont en insistant auprès d’un agent de police pour qu’il fasse respecter le règlement affiché : LES CAVALIERS DOIVENT FAIRE ALLER LEUR CHEVAL AU PAS. Le subterfuge se révélera inutile, car le cheval finira par s’effondrer de fatigue.
La grande préoccupation de Flanagan est de préserver le statut d’amateur de Longboat afin qu’il puisse participer aux Jeux olympiques de 1908. Pour ce faire, il trouve à Tom Longboat un emploi dans un magasin de cigares : le Longboat’s Athletic Cigar Store. Confiné à l’intérieur, vissé sur un tabouret derrière le comptoir, le jeune Onondagan s’étiole. La rumeur veut qu’il fume lui-même trop de cigares. Malgré la controverse, les instances sportives dirigeantes de l’époque autorisent Longboat à participer au marathon olympique de 1908, qui se tient à Londres, en Angleterre.
Aujourd’hui, on se souvient encore de cette course pour deux raisons : l’effort insoutenable de Dorando Pietri, qui s’effondre à quarante-cinq mètres de la ligne d’arrivée et sera escorté par des officiels bien intentionnés pour être finalement disqualifié (un événement qui donnera lieu à la photo sportive la plus reproduite de tous les temps), et le fait que Tom Longboat n’ait pas pu terminer la course.
Il arrête de courir ou s’effondre au trentième kilomètre, à la deuxième place, et est évacué du stade sur une civière. On croit que Longboat a été dopé, que Flanagan a drogué son propre coureur pour s’assurer de son échec et récolter 100 000 dollars en paris (Longboat était largement favori). D’autres attribuent son échec à la chaleur qui, ce jour-là, bat des records.

La course a un parfum de scandale pour les fanatiques de marathon des deux côtés de l’Atlantique. Selon le directeur de l’équipe, J. Howard Crocker, « Longboat aurait dû gagner cette course. Son effondrement soudain et les symptômes qui m’ont été décrits indiquent qu’une forme de stimulant a été utilisée, ce qui est contraire aux règles du jeu. Tout médecin connaissant les faits de l’affaire vous assurera que la présence d’une drogue en surdose a causé l’échec du coureur ».
Fait étrange, on avance que le journaliste sportif Lou Marsh, qui suivait Longboat à bicyclette, est peut-être celui qui lui a administré les médicaments. Le Hamilton Spectator rejette toute l’affaire : « Longboat a fait une bonne course, mais n’a pas pu supporter les reflets du soleil et la chaleur. Il n’y avait rien à faire ».
Longboat retourne au Canada, annonce sa retraite, change d’avis, établit un nouveau record canadien sur cinq miles, remporte son troisième Toronto Ward Marathon consécutif, puis devient professionnel. Mécontent de Flanagan en tant que gérant, il envisage de confier le poste à un ami mohawk de Desoranto, en Ontario. Les journalistes sportifs sont furieux.
Ils citent Flanagan, selon lequel les promoteurs potentiels de Longboat « ont suffisamment dégradé l’Indien en se jouant de ses faiblesses ». Un révérend local, John Morrow, intervient : « Parce que la constitution physique et mentale de l’Indien est si étrangère à celle de n’importe quel autre athlète, et parce que son caractère est parfois si difficile à comprendre [...] je peux dire sans me tromper qu’aucun autre homme [...] n’aurait pu diriger Tom Longboat à part Flanagan ».
Flanagan et son client règlent leurs différends et le 11 novembre 1908, lors de sa première course en tant que professionnel, Longboat bat une équipe de relais de trois personnes sur huit kilomètres. Un mois plus tard, il affronte Dorando Pietri au Madison Square Garden.
La foule est si dense que des agents Pinkerton sont appelés en renfort de la police. À l’intérieur, il flotte un épais nuage de fumée de tabac sur la piste.
À travers ce brouillard, les deux hommes doivent parcourir quarante-deux kilomètres, soit deux cent soixante tours. Au coude à coude pendant toute la course, Longboat, dans un élan caractéristique, prend l’avantage. Dorando, qui s’efforce de combler l’écart, s’effondre et est transporté hors de la piste, inconscient.
Deux semaines plus tard, Longboat épouse une Mohawk, Lauretta Maracle. Le journaliste du Globe écrit, fort satisfait, que la nouvelle mariée « n’aime pas parler de peaux, de peintures de guerre ou d’autres accessoires indiens. ... Si quelqu’un peut faire de cet être humain insaisissable un homme fiable, c’est bien sa femme ».
Son nom Mohawk, qui veut dire « le Chef », incite les auteurs de légendes journalistiques à affirmer sans risque : « Mme Longboat sera donc le Chef de Tout ». Rien ne pouvait ébranler leur idée selon laquelle Tom Longboat avait besoin d’être dompté. Une photo montre les jeunes mariés prenant la pose et marquant une distance notable et révélatrice entre eux.

Cinq jours après le mariage, Longboat court une troisième fois contre Pietri. Devant onze mille personnes réunies à Buffalo, les deux coureurs réalisent un temps de deux heures et vingt-six minutes sur les vingt-quatre premiers kilomètres. Même Lou Marsh admet qu’un tel temps « relève de la folie ».
Dorando, qui renifle à plusieurs reprises le contenu d’une petite bouteille brune, s’écarte du parcours à trente kilomètres et s’effondre dans les bras de son frère. Longboat, les genoux ensanglantés, marche et titube sur le reste de la distance.
Fin janvier, se plaignant toujours de l’indomptabilité de Longboat, Flanagan vend son contrat à un promoteur sportif new-yorkais pour 2 000 dollars. « Il m’a vendu comme un cheval de course pour gagner de l’argent », dira Longboat à sa femme. Flanagan avait été témoin à leur mariage.
En février, il participe à une course contre Alfred Shrubb, le meilleur professionnel au monde. Lorsque Shrubb prend dix tours d’avance, le public du Madison Square Garden hue Longboat. Il entame alors sa remontée, dépassant l’Anglais à plusieurs reprises au cours des dix derniers kilomètres. Tom Longboat, âgé de vingt-trois ans, au sommet de sa carrière de marathonien, aura battu au moins une fois tous les grands coureurs du monde.
Il ne le sait pas encore, mais les années les plus brillantes de sa carrière de marathonien viennent de s’achever. La folie de la course de fond est déjà en train de s’estomper. Néanmoins, à Édimbourg, en 1912, il établit un nouveau record du monde professionnel sur 15 miles, en une heure et vingt minutes.
Engagé volontairement dans l’armée en 1916, il servira pendant près de quatre ans dans le trente-septième bataillon Haldiman. Ses papiers d’engagement décrivent son « métier ou sa profession » comme « coureur professionnel ». Dans un délicieux euphémisme, son certificat d’examen médical déclare qu’il a « le libre usage de ses articulations et de ses membres ». Pendant son séjour en France, il assiste aux horreurs de la crête de Vimy et de Passchendaele. Il sera même déclaré mort — un triste écho de l’incertitude qui assombrit son histoire.
Réformé en 1919, il retourne à Caledonia pour découvrir que sa femme, après avoir appris son décès, s’est mariée avec un autre homme et a emporté les meubles. Il finit par épouser une Onondagan, Martha Silversmith, avec qui il aura quatre enfants. Pour reprendre les termes d’un article de Maclean’s, écrit huit ans après sa mort, « il a pris une autre squaw ».

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Le début des années 1920 est une période difficile pour Longboat. Il quitte la course et s’installe dans l’Ouest pour occuper une terre obtenue en échange de son service de guerre. Près d’Edmonton, il tâte divers emplois. Il semble qu’il ait mis en gage ses médailles de course, un peu à la façon du coureur américain Ellison « Tarzan » Brown, qui vendit ses médailles pour se nourrir et fut renversé par une voiture à la suite d’une bagarre dans une taverne. Un avocat d’Edmonton conserve les médailles de Longboat, espérant que quelqu’un les réclamerait. Elles seront finalement fondues pour en extraire l’or.
En 1922, il retourne à Toronto. Selon un témoignage, il est accueilli à la gare par son ancien gérant, Tom Flanagan, qui lui achète un sandwich au bœuf salé. La même année, il prend le tramway de Queen Street pour se rendre à South Riverdale, où il gagne trois dollars par jour en tant qu’employé de la Dunlop Rubber Company.
À cette époque, Lou Marsh écrit : « Il a commencé par le pain de maïs, est passé au caviar pour maintenant se régaler de bœuf salé ». En 1924, Longboat demande à l’Amateur Athletic Union de le réintégrer en tant qu’amateur, en vain.
Cependant, il trouve un emploi qu’il occupe fidèlement pendant dix-neuf ans. Employé du service de nettoyage des rues de la ville de Toronto, il conduit des chevaux, balaie les feuilles et ramasse les ordures. C’est dans ce dernier détail que les journalistes trouvent leur plus grande satisfaction : « Un éboueur, s’exclament-ils, un éboueur particulièrement sympathique... un éboueur indien ».
« Il a dégringolé les échelons », écrit Fergus Cronin dans un article de Maclean’s en 1957 – un coup particulièrement bas pour le journalisme canadien. Lorsque Grolier publiera son Encyclopedia Canadiana en 1957, la brève entrée sur Longboat sera entièrement tirée de cet article jubilatoire et méprisant.
En 1930, Longboat, qui est maintenant un père de famille de quarante-cinq ans, fait de nouveau parler de lui. Un numéro de novembre du Mail and Empire de Toronto annonce qu’un ennemi des Six Nations administrait de « mauvais sorts » à Longboat et qu’il était en train de le tuer.
Parmi les nombreux articles écrits sur l’homme, celui-ci se distingue par le respect inattendu qu’il manifeste à l’égard de Longboat et des croyances traditionnelles. Dans l’interview, Longboat parle librement de la médecine autochtone : « Les chamanes peuvent faire des choses étranges. Si un chien entre dans leur chambre, ils peuvent se transformer en ce chien. Ils peuvent aussi se transformer en ours et redevenir des hommes. On peut le voir dans la réserve. Ils peuvent faire n’importe quoi.... Les gens se moquent de cette sagesse et de cet apprentissage, mais ils ne se rendent pas compte qu’ils ne savent pas tout ».
C’est l’une des seules indications suggérant que Longboat est capable d’autre chose que d’émettre des « grognements gutturaux ». L’article décrit également une image intime du foyer Longboat. Sa femme, la « squaw » de l’article de Cronin, est ici une « femme mince ... à la voix douce et courtoise ». Même ses quatre enfants méritent d’être nommés. Apparemment, les chamanes furent utiles à Longboat, puisqu’il revint à la santé.
En 1932 survient le moment le plus tragique de sa vie. Alors qu’il assiste à l’Exposition nationale canadienne avec sa famille, Longboat s’arrête pour donner une interview à la personnalité radiophonique Jane Grey, la voix de la princesse Mus-Kee-Kee. Elle lui demande s’il aimerait saluer quelqu’un.
« Il m’a dit qu’il aimerait parler à sa fille. ... Apparemment, des camarades de jeu m’ont entendue dire cela et se sont précipités pour appeler sa fille. Voulant répondre à l’appel, elle s’est précipitée pour traverser la rue et a été tuée sur le coup, frappée par une voiture. ... Je pense qu’elle avait environ huit ans ».
Même ici, dans ce moment d’angoisse, l’histoire s’égare et les faits s’embrouillent. Il a bien perdu un enfant; cela s’est réellement produit à la suite d’une interview radiophonique à l’ENC; cet enfant a bien été renversé par une voiture. Mais il s’agissait plutôt de son fils, Clifford. Il avait cinq ans.
Jusqu’à la fin de sa vie, Martha Longboat conservera le fanion de l’ENC qu’elle avait acheté ce jour-là et le remettra à un de ses fils avant sa mort. L’article du Maclean’s, qui est resté pendant trente-cinq ans l’article de référence sur Longboat, omet cette tragédie, préférant s’attarder sur sa pauvreté présumée.
Avec l’arrivée de la Seconde Guerre mondiale, « l’éboueur Longboat » s’enrôle dans la garde nationale. À la fin de la guerre, il prend sa retraite et vit dans la réserve d’Ohsweken où il est né. Mais il lui reste encore un fantôme à combattre : un étranger qui, pendant plus de dix ans, se fera passer pour Tom Longboat afin de se faire payer des verres dans les tavernes.
Cet épisode a quelque chose d’obsédant, comme si le personnage de « Peau-Rouge » paresseux et ivrogne que les journaux se sont efforcés de créer avait surgi des pages des journaux pour tourmenter l’homme vivant. En 1948, Longboat fournit au Hamilton Spectator une photographie de lui-même, dans le but de déjouer ce qu’il appelle « l’imposteur de pacotille ».
De retour chez lui, en mauvaise santé, il marche tous les jours de marché les onze kilomètres qui le séparent de Hagersville, puis revient chez lui. Bien des années plus tard, un ami, Frank Montour, s’est souvenu des dernières promenades de Tom Longboat. « Il était le meilleur au monde, dit Montour, en plus d’être un Indien ».
Au fil des ans, la légende de Tom Longboat sera revue et corrigée. En 1992, un petit livre écrit par l’ancien coureur olympique Bruce Kidd replace Longboat dans le contexte culturel de son époque et décrit ce à quoi le personnage était confronté. Ce livre est aujourd’hui la source de référence sur Longboat dans les bibliothèques scolaires et publiques à travers le Canada.
Les réflexions racistes de Cronin resteront confinées au microfilm. Grâce aux efforts de Kidd, les 500 $ promis à Longboat par le maire (et jamais payés) seront finalement versés. Avec les intérêts, la somme s’élève à 10 000 dollars, et sera remise aux héritiers de Longboat en 1980.
L’entrée de la nouvelle Encyclopédie canadienne sur Longboat s’inspire entièrement du livre de Kidd. Les sites Web, les travaux scolaires, les histoires du marathon de Boston — tous ces écrits prennent comme point de départ les préjugés raciaux qui définissaient à l’époque l’histoire de Longboat.

Aujourd’hui, il n’est pas présenté comme « l’imbécile des imbéciles », mais plutôt comme un superbe athlète, un Onondagan qui a parcouru la terre plus vite, plus loin et avec plus de splendeur que n’importe quel homme vivant.
On l’a appelé le premier athlète professionnel du Canada. Il a été acclamé par des millions de personnes. Son nom est prononcé dans les écoles, les maisons et les églises. Il a reçu une lettre d’admiration de Clark Gable, a serré la main de membres de la famille royale et a vu un cigare porter son nom.
Il a participé à deux guerres mondiales pour un pays dans lequel il n’avait même pas le droit de voter. Il a été déclaré mort. Il a établi des temps qui ont fait douter les chronométreurs professionnels. Il a souffert de la mort de son propre enfant.
Pendant vingt ans, il a fait l’objet de moqueries dans la presse écrite de la part d’un journaliste malveillant, et lorsque ce journaliste est mort, il a eu la courtoisie de commenter : « C’était l’un des meilleurs hommes que j’aie jamais rencontrés ». Il a négocié le terrain miné de la culture dominante et l’a même utilisé à son avantage.
Il a fui l’infamie du système des pensionnats, et lorsque, au sommet de sa gloire, cet établissement lui a demandé de revenir y prononcer un discours, Longboat refusa, déclarant en privé : « Je n’enverrais même pas mon chien dans cet endroit ».
Il a fini par accepter un travail d’éboueur pour subvenir aux besoins de sa famille — un travail en plein air, qui lui permet de bouger ses jambes. Il a conduit une voiture au plus fort de la dépression, alors que de nombreux Canadiens n’avaient même pas les moyens de payer le billet de bus.
Vers la fin, lorsque les journalistes accourent pour le photographier dans sa salopette en train de ramasser des ordures, il leur dit : « Je m’en sors bien, la vie suis son cours ».
Tom Longboat meurt le 9 janvier 1949, à l’âge de 62 ans. La cérémonie d’enterrement se déroule à la manière des Onondagan, et une entaille en forme de V est pratiquée dans le couvercle du cercueil, afin que son esprit puisse s’élancer librement vers l’autre monde.