Un rêve d'harmonie

Auna n’a jamais aimé Sointula, la colonie où elle, sa famille et d’autres Finnois devaient vivre en paix, en C.-B. Même après l’incendie tragique, partir, ce n’est jamais facile.

Texte d’Esmé Iverson • Illustrations de Diana Bolton

Mis en ligne le 17 novembre 2020

1903, Sointula (Colombie-Britannique)

Nuku nuku nurmilintu

Une brise froide pique les lèvres des huit occupants de la petite barque de bois. Les courants froids de l’océan tirent les rames dans toutes les directions. Le vent les repousse, emmêlant leurs cheveux et soulevant leurs vêtements de laine rêche.

Le père d’Auna la tient dans ses bras et elle serre une poupée dans ses petites mains.

Vasy, vasy, vastarakki

Elle chantonne à voix basse une vieille berceuse finlandaise en berçant sa poupée d’avant en arrière comme les vagues bercent la barque. Elle n’a jamais aimé l’île. Elle s’y sentait très loin du reste du monde mais malgré tout, elle y a eu du bon temps. Maintenant, elle ne voulait plus partir. Elle se souvient de tous les beaux moments passés avec sa mère, à faire de la pulla et à marcher sur la plage. Pendant que la barque s’éloigne, elle se met à genoux pour jeter un dernier regard à l’île Malcolm et à son frère.

Elle est juste assez lourde pour faire pencher la barque légèrement et sa cousine la force à se rasseoir. — Tu es trop lourde. Tu vas nous faire chavirer! dit Lempi.

— Je voulais seulement voir Alexi!

— Tu peux le voir même assise.

Auna fait ce que lui dit Lempi, mais elle s’étire le cou pour mieux voir l’île. À marée haute, le pied des arbres d’un vert bleuté touche presque la surface de l’eau salée. De minuscules vagues grugent la plage. Au loin, quelqu’un agite un torchon. Un dernier adieu.

— Je le vois! s’écrie Auna.

Elle pense à son frère, seul dans leur maison. Mais il aura bientôt une femme, puis une nouvelle famille. Il oubliera sa petite soeur. Elle serre sa poupée bien fort et pense à ce qu’elle laisse derrière elle.

Dans la petite colonie établie par les gens de son peuple, elle a été chez elle pendant bien des années. Ses parents étaient venus sur l’île dans l’espoir de trouver un endroit sûr et paisible pour élever leurs enfants. Elle adorait manger du poisson frais, sauter dans l’océan après un sauna, manger de la pulla et se faire réveiller par le bruit des vagues sur la plage.

Ce qu’elle n’a jamais aimé, c’était dormir dans le même bâtiment que presque tous les gens du village. Quand un bébé se mettait à pleurer au milieu de la nuit, il réveillait la moitié du dortoir.

Une nuit, un incendie a éclaté. Les flammes ont rempli le ciel d’une fumée aussi épaisse que la vapeur d’un sauna. Beaucoup de gens n’ont pas pu sortir. La famille d’Auna a été durement touchée. L’incendie lui a pris sa mère, mais aussi des morceaux de son père. Son sourire n’a plus jamais été le même.

Peu après, ils ont déménagé dans une nouvelle petite maison nichée dans les arbres. Il y avait trois chambres, une cuisine et une remise extérieure qui servait de sauna. Tous les samedis, la famille sortait profiter d’un petit bain de vapeur dans le sauna chauffé par un poêle à bois couvert de pierres. Quand quelqu’un jetait de l’eau sur les pierres, il y avait des nuages de vapeur chaude. Auna voit tout juste le toit bleu du petit sauna lorsque la barque passe devant.

Auna soupire. La Saskatchewan semble être un bon endroit, mais il n’y a pas d’océan là-bas. Bien sûr, elle pourra jouer avec ses cousins et cousines, et elle aura des oncles et des tantes pour s’occuper d’elle, mais Papa ne connaît rien à l’agriculture. Lui et les autres hommes de Sointula sont des bâtisseurs : forts et solides, habitués à travailler avec du bois, pas avec de la terre et des graines.

Alexi était allé travailler à certains des projets de construction que la colonie avait lancés. Il avait espéré gagner un peu d’argent, mais il revenait toujours à la maison sans un sou. Au moins, en Saskatchewan, la ville ne serait pas en faillite. Auna glisse ses doigts sous les vêtements de sa poupée et en sort une feuille de papier. La page est remplie de l’écriture de sa mère. Elle a au moins ce souvenir de sa maman : sa recette de pulla.

— Tu t’ennuies d’elle? demande Lempi.

— Tous les jours, murmure Auna.

Son père prend la feuille de papier et se met à lire, le sourire aux lèvres et la larme à l’oeil. C’est peut-être seulement l’air salin de la mer. Auna sait qu’ils ne sont pas prêts à oublier sa mère, ni à quitter l’île. Mais ils ne se sentent plus chez eux à Sointula, alors ils doivent se préparer pour ce qui les attend.


À la fin des années 1890, des immigrants finlandais qui travaillaient comme mineurs de charbon sur l’île de Vancouver ont commencé à chercher une vie meilleure. Ils avaient travaillé dur, mais maintenant, le propriétaire de la mine les obligeait à laisser les maisons qu’ils avaient construites et à aller s’installer ailleurs s’ils voulaient garder leur emploi.

Ils rêvaient d’un endroit où ils pourraient vivre libres et égaux, sans patron, sans église et sans alcool. En 1901, ils ont donc recueilli de l’argent pour faire venir au Canada un écrivain et penseur finlandais bien connu appelé Matti Kurikka. Ils ont fondé une colonie sur l’île Malcolm, au large de la côte nord-est de l’île de Vancouver. Ils l’ont baptisée Sointula, ce qui veut dire « lieu d’harmonie » en finlandais.

Leur but était de s’entraider et de travailler tous ensemble. Ils ont lancé une entreprise qui devait faire de la pêche, abattre des arbres, cultiver la terre et administrer des commerces. Ils ont même publié un journal en finlandais appelé Aika, ce qui veut dire « temps ».

Mais malgré leur merveilleuse vision d’une colonie pacifique et heureuse, la réalité était bien différente. Les nouveaux arrivants s’étaient attendus à avoir un logement avant même que des maisons soient construites et celles des premières familles n’étaient pas confortables. Comme l’entreprise ne demandait pas assez cher pour son travail, la colonie a manqué d’argent. En 1903, un terrible incendie a tué trois adultes et huit enfants, et détruit beaucoup de provisions.

Kurikka, un rêveur qui n’était pas un grand leader ni un bon homme d’affaires, est parti à la fin de 1904. Beaucoup de colons sont partis avec lui. Un autre leader nommé A.B. Makela est resté. En 1905, la colonie de Sointula avait disparu, mais beaucoup de ses idées ont survécu.

On trouve encore une ville appelée Sointula sur l’île Malcolm. Son passé finlandais est visible dans les noms de ses habitants, dans la pulla (une brioche finlandaise) vendue à la boulangerie et dans les saunas construits un peu partout sur l’île.

Esmé Iverson a 14 ans. Elle vit à Duncan (C.-B.). Elle va souvent voir sa grand-mère à Sointula et elle aime bien prendre des saunas avec ses cousines.

Cet article est paru à l’origine dans le numéro de décembre 2020 de Kayak : Navigue dans l’histoire du Canada.

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