Planifier la victoire

Alors que la Deuxième Guerre mondiale faisait rage, les Alliés se réunirent deux fois à Québec pour orchestrer la défaite des forces de l’Axe.

Écrit par Serge Bernier; traduit de l’anglais par Marie-Catherine Gagné

Mis en ligne le 1 février 2008

Certes, les habitants de Québec voyaient des militaires dans leurs murs depuis plus de trois siècles et ils avaient pu constater un surcroît d’activités militaires depuis le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale en 1939. En août 1943 cependant, ils sont surpris quand, dans la haute-ville, des soldats et des marins canadiens et alliés se font plus nombreux.

Des canons antiaériens sont installés près de l’hôtel Château Frontenac et des chasseurs Spitfire apparaissent dans le ciel pour faire des patrouilles régulières. Au Château Frontenac, la sécurité se resserre. Bientôt, toutes les entrées sont gardées jour et nuit, et la terrasse Dufferin est interdite au public. Malgré la guerre, la saison touristique fonctionne, et les nombreux clients de l’hôtel sont priés d’aller se loger ailleurs. 

Finalement, le 10 août 1943, un communiqué de presse annonce officiellement l’arrivée du premier ministre britannique, Winston Churchill. Le 17 août, c’est au tour du président des États-Unis, Franklin Roosevelt, d’arriver à Québec en train. La présence de ces illustres visiteurs, bien qu’annoncée à la dernière minute dans les deux cas, attire de nombreux badauds.

À ce stade de la guerre, les Québécois ont eu l’occasion de prendre connaissance des longues listes des pertes subies par le Canada, depuis 1939. En décembre 1941, à Hong Kong, près de 300 Canadiens ont été tués, et mille autres blessés ou faits prisonniers. Huit mois plus tard, un grand raid est lancé de l’Angleterre contre la ville de Dieppe, en France. En quelques heures seulement, plus de 900 Canadiens, dont plusieurs originaires de Québec, sont tués et des centaines d’autres sont blessés ou faits prisonniers. 

Les Québécois comprennent vite que la rencontre Churchill-Roosevelt fait partie d’une série de conférences «au sommet». C’est la cinquième à se tenir en Amérique du Nord, à un moment où les offensives des membres de l’Axe ont été stoppées à Stalingrad, en février 1943, sur le continent africain, en mai suivant, alors que, dès l’été 1942, les Japonais avaient subi de durs revers dans la mer de Corail et à Midway. De plus, en juillet 1943, les alliés occidentaux ont débarqué en Sicile avec succès. Le Royal 22e Régiment, de Québec, fait partie de ces troupes d’invasion.

La situation est bien différente des premiers jours de la guerre, alors que les Allemands avançaient sur l’Europe et que bon nombre craignaient que l’Angleterre elle-même ne soit envahie. Mais, même en 1943, le discours de défi prononcé par Churchill devant la Chambre des communes en 1940 demeure tout aussi pertinent.

« Quelle est notre politique, lançait-il à l’époque... combattre un tyran monstrueux.... Quel est notre but?... La victoire, la victoire à tout prix. »

Alors que Churchill, Roosevelt et leurs proches sont logés à la citadelle, la plupart des centaines d’autres participants à Quadrant (nom de code de la conférence) se retrouvent au Château Frontenac. Les réunions, essentiellement anglo-américaines, ont lieu à l’intérieur de la Citadelle. 

Le Canada avait d’abord souhaité assister à cette conférence. Roosevelt souleva la possibilité que d’autres petits alliés, comme le Brésil, veuillent aussi être de la partie. Du coup, Churchill, a priori ouvert à la demande canadienne, mentionna que des dominions, comme l’Australie, pourraient lui en vouloir de leur absence.

Le 25 juillet 1943, le premier ministre canadien, William Lyon Mackenzie King, faisait parvenir un message à Roosevelt lui signifiant que son pays se contenterait d’être consulté lorsque l’utilisation des forces canadiennes serait discutée. Il ne voulait pas, en tant qu’hôte, créer quelque embarras que ce soit à un autre membre des Nations unies qui ne serait pas représenté.

Mais Mackenzie King était également conscient de l’importance de sauver les apparences au pays. Dans son journal personnel, il décrit un souper partagé en privé avec Churchill, lors du Sommet de 1943, au cours duquel il dit: « J’ai eu l’occasion de lui parler de mon problème, c’est-à-dire du problème du Canada – soit la nécessité de donner au peuple canadien le sentiment qu’il a véritablement son mot à dire dans toute question ayant trait à la guerre. »

Cela dit, les états-majors militaires britannique et canadien se rencontrent avant la conférence, alors que Churchill présente au cabinet de guerre canadien, après le départ de Roosevelt, les grandes décisions intervenues. Quant aux journalistes, très nombreux, ils s’installent à l’hôtel Clarendon, près du Château Frontenac, d’où partiront des reportages limités aux déplacements des invités et à des supputations.

Du 17 au 24 août, le concept stratégique de la défaite de l’Axe a été traité. On a étudié de longs rapports concernant le débarquement à venir en Normandie. Sur un mode plus restreint, les Britanniques ont accepté de transférer quelques-unes de leurs unités navales aux Canadiens.

Les échanges américano-britanniques ont traité des mesures que chacun prendrait contre le Japon, après la défaite de l’Allemagne. Les États-Unis sont plus ou moins désireux de voir les Britanniques venir s’immiscer en force sur un front où les Américains ont été les principaux acteurs depuis 1942, ce qui va contre la volonté de Churchill.

Le compromis tiendra compte de l’approche anglaise, mais les discussions sont si tendues que l’on demande à une partie des assistants de passer dans l’antichambre, ce qui donnera lieu à de savoureux quiproquos, tels que celui-ci. La question entourant le Japon réglée, on aborde celle d’un nouveau matériau, le Pykrete, devant permettre la construction de pistes d’atterrissage sur l’eau. Une démonstration est faite.

De l’extérieur, on entend de la glace se briser, puis le cri de quelqu’un qui souffre (une blessure en tentant de casser le bloc de Pykrete). Ensuite, un coup de feu, puis un autre. À l’extérieur, quelqu’un s’exclame que leurs patrons ont commencé à se tirer dessus! Même en guerre, on se doit de rire de temps à autre, écrira plus tard Churchill. La conférence à peine terminée, ses conclusions sont transmises à l’URSS et à son chef, Joseph Staline. 

Après la conférence, Churchill va pêcher à 100 kilomètres de Québec. Les échanges par télégramme avec Roosevelt se poursuivent, parfois sur un mode humoristique. Le 27 août, par exemple, Roosevelt télégraphie à Churchill de s’assurer que les gros poissons qu’il prendra soient pesés et vérifiés par Mackenzie King.

Le 31 août, avant de quitter le Canada, Churchill livre un message radiographique aux Canadiens qui souligne l’immense contribution du Canada à la guerre en cours, consenti sans obligation formelle, et venu d’une volonté généreuse de servir l’avenir de l’humanité, ajoute-t-il. Mackenzie King, dans son journal personnel, affirme que lors d’un échange avec Churchill, il a demandé au dirigeant britannique combien de temps durerait la guerre.  

« Il a répondu: Nous les battrons, mais cela pourrait prendre du temps. Je lui ai demandé combien de temps. Il a dit: un an, peut être deux. D’un autre côté, personne ne sait ce qui pourrait se produire en Allemagne. Peut être six mois, mais il y a aussi le Japon. »

D’autres conférences au sommet se tiennent par la suite, parfois avec Staline, avant que Churchill et Roosevelt ne conviennent d’un nouveau tête-à-tête à Québec, en septembre 1944, alors que la situation stratégique s’est énormément modifiée en faveur des alliés. L’optimiste règne donc à Québec où la sécurité est beaucoup moins présente qu’un an plus tôt.

Dans son journal, Mackenzie King mentionne vers la fin de la conférence qu’il fait confiance à la stratégie des Alliés pour gagner la guerre.

« Je dois avouer que je suis fort soulagé du résultat de nos entretiens de cet après-midi, de mes échanges avec Churchill et de nos discussions de la soirée avec le Président. Je vois maintenant clairement la route qui se dresse devant nous... »

La conférence Octagon dure du 11 au 16 septembre. Bien que Roosevelt ait initialement désiré que l’on y discute strictement d’affaires militaires, il est inévitable que certains aspects politiques soient touchés, comme la coopération anglo-américaine concernant la bombe nucléaire. Cette partie de la réunion n’est pas transmise à l’URSS, même si les deux alliés savent que ce pays est déjà bien au courant du programme Tube Alloys (nom de code de la bombe). En effet, l’aversion de Churchill pour Staline n’était pas nouvelle. Il le décrit à une occasion comme « un homme endurci, à la fois impitoyable, rusé et au regard oblique ».

La plupart des participants de 1944 étaient aussi à Québec en 1943. Cette fois-ci, toutefois, les journalistes sont mis au courant, dans leurs grandes lignes, des décisions prises. En somme, on va mettre l’Allemagne et ses alliés à terre, puis on se consacrera entièrement au Japon. Les états-majors canadien et britannique se rencontrent pour définir la participation militaire canadienne dans le Pacifique après la défaite allemande.

Au moment de ces deux conférences, les habitants de Québec ont pu croire que leur ville était le centre du monde. Mais, le 17 septembre 1944, elle est redevenue une simple capitale provinciale. Cependant, les décisions stratégiques qui y ont été prises, en 1943 et 1944, resteront à jamais dans l’histoire. Québec est une ville militaire depuis sa fondation. Elle fut aussi une ville stratégique entre le moment de sa fondation et le milieu du XIXe siècle ainsi qu’en août 1943 et en septembre 1944, comme en témoignent encore les bustes en bronze de Winston Churchill et de Franklin Delano Roosevelt dévoilés en 1994 sur le chemin Saint-Louis.

Une crise évitée

Le 10e premier ministre du Canada a habilement évité une répétition des violences anticonscription de la Première Guerre mondiale.

Mackenzie King connut une situation délicate lorsque la conscription lui parut nécessaire au cours de la Seconde Guerre mondiale. Si les Canadiens anglais se montraient plutôt favorables à l’idée du service militaire en sol étranger, les Québécois se retrouvaient isolés. Plusieurs générations les séparaient de leurs ancêtres européens et ils ne se sentaient pas concernés par cette « guerre britannique ».

En outre, la vie militaire se déroulait uniquement en anglais, surtout dans les domaines techniques et des transmissions radio, ce qui limitait les possibilités d’avancement des soldats francophones. Par exemple, il n’y avait qu’un seul régiment créé pour les Canadiens français, le Royal 22e régiment, formé lors de la Première Guerre mondiale. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les francophones ont été intégrés à la 3e brigade d’infanterie du Canada et à la 1re division d’infanterie du Canada.

Lors de la Première Guerre mondiale, le dossier de la conscription provoqua de violentes manifestations au Québec. En 1918, à Québec, une émeute entraîna la mort de quatre personnes. Craignant une répétition de ces événements, King chercha un compromis et s’engagea, lors des élections de 1939, à ce que les Canadiens ne soient pas conscrits.

La Loi de 1940 sur la mobilisation des ressources nationales (LMRN) autorisait la conscription, mais seulement pour le service militaire au pays. Des milliers d’hommes furent conscrits et entraînés, mais seuls les volontaires furent envoyés en Europe. Cependant, en avril 1942, les pertes étaient lourdes, et le gouvernement canadien craignait de manquer de volontaires. Il organisa un plébiscite demandant aux citoyens s’ils appuyaient le service militaire obligatoire à l’étranger. Le résultat général fut de 63%25 pour le service obligatoire. Mais le plébiscite mit en lumière la profonde division des communautés linguistiques du pays: 83%25 des anglophones étaient d’accord avec la conscription, mais 72%25 des Canadiens français s’y opposaient.

Le gouvernement adopta alors le projet de loi 80, qui abrogeait certains articles de la LMRN interdisant la conscription pour le service militaire en sol étranger. Cet événement donna lieu à la formation du groupe anticonscription, le Bloc populaire canadien, dont a fait partie le jeune Pierre Elliott Trudeau (1942-1945).

Ce n’est qu’en novembre 1944 que la conscription pour le service militaire à l’étranger fut imposée. Des conscrits qui étaient postés à Terrace, en Colombie-Britannique, tinrent une brève manifestation lorsqu’ils apprirent qu’ils seraient obligés de se battre. Mais, en fait, il n’y eut que 2436 conscrits canadiens envoyés au front, dont 69 moururent au combat.

Grâce aux habiles tactiques politiques de King et à son refus d’adopter la ligne dure, le Canada évita une répétition de la crise de la conscription de la Première Guerre mondiale. Le Parti libéral de King fut récompensé à la fin de la guerre en étant reporté au pouvoir, remportant tous les sièges, sauf douze au Québec.

Texte par Beverley Tallon.

Serge Bernier est directeur de la Direction Histoire et patrimoine de la Défense nationale et président de la Commission canadienne d’histoire militaire.

Cet article a été publié à l’origine dans le magazine Le Beaver février-mars 2008.

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