La Grande famine

En 1847, des bateaux remplis d’hommes, de femmes et d’enfants malades et affamés fuyant la famine irlandaise prennent le large pour rejoindre les côtes canadiennes.
Écrit par Don Cummer Mis en ligne le 14 mars 2025

Sur une route pavée au cœur de Dublin, une sculpture de bronze représente six personnages marchant péniblement le long de la rivière Liffey. Tous sont émaciés, vêtus de haillons. L’un d’eux porte un petit enfant, dont on ne sait pas s’il est vivant ou mort. Ils sont harcelés par un chien, la queue entre les pattes, les côtes apparentes, qui grogne et aboie. Ces parias désespérés se dirigent vers les navires qui les emmèneront loin d’une Irlande ravagée.

Ces statues rendent hommage à plus d’un million de réfugiés irlandais fuyant la Grande famine (en gaélique irlandais, an Gorta Mór), comme on appelle parfois la famine irlandaise de 1845 à 1852. Certains affirment que cette catastrophe n’était pas vraiment une famine car, malgré la tragédie qui a tué un million de personnes, les politiques britanniques permettaient à l’Irlande de continuer à exporter des denrées alimentaires. 

Les statues du monument commémoratif de la famine irlandaise à Dublin, simplement intitulées Famine, ont été créées par le sculpteur irlandais Rowan Gillespie et dévoilées lors d’une cérémonie en 1997. Cette année marque le 175e anniversaire de ce que les Irlandais appellent Black ‘47 (l’année noire) et il ne fait aucun doute que 1847, la pire année de la famine, représente une année charnière dans l’histoire irlandaise. 

Mais 1847 fut également une année horrible dans l’histoire du Canada : environ cent mille hommes, femmes et enfants irlandais, tous affamés et pour la plupart atteints de maladies hautement contagieuses, arrivèrent dans les colonies de l’Amérique du Nord britannique. Les villes et les villages furent submergés par le flot de réfugiés. Dans de nombreux cas, les immigrants irlandais étaient plus nombreux que la population existante. La famine en Irlande a entraîné une épidémie de typhus au Canada. Le taux de mortalité parmi les réfugiés était effroyable : environ un sur six. La pandémie qui a tué tant d’immigrants irlandais a également fait des ravages parmi ceux que nous appelons aujourd’hui les travailleurs de première ligne : les infirmières, les médecins, les religieuses, les prêtres et les bénévoles qui s’occupaient des malades. Bien qu’ils se soient produits il y a près de deux siècles, les événements de Black ‘47 ont laissé une empreinte indélébile sur l’Irlande et le Canada, liant les deux pays par des liens généalogiques étroits et une histoire commune. 

L’histoire dans votre boîte de réception
Avec nos 7 bulletins d’information thématiques différents, chacun trouvera le sien.

Les liens entre le Canada et l’Irlande remontent à plusieurs générations avant la Grande famine, dès le XVIe siècle, alors que les pêcheurs irlandais parcouraient les eaux au large des côtes de Terre-Neuve. Au début du XIXe siècle, des hordes d’émigrants irlandais, d’abord principalement protestants, mais avec un nombre croissant de catholiques après 1820, quittèrent l’île pour faire fortune à l’étranger. En 1830, environ 30 000 personnes arrivaient chaque année en Amérique du Nord britannique en provenance des îles britanniques, dont les deux tiers venaient d’Irlande. Lors du premier recensement du Dominion en 1871, près d’un quart des Canadiens étaient d’origine irlandaise. Comme l’a observé l’historien David A. Wilson, « le Canada anglophone avait un fort accent irlandais ».

Les Irlandais quittent une île fracturée par les conflits sectaires et les luttes de classes. Après des siècles de guerre et de colonisation par les colons anglais et écossais, la grande majorité des Irlandais vivent dans la pauvreté sur des domaines appartenant à des propriétaires terriens résidant en Angleterre. Les classes inférieures, y compris les fermiers qui cultivent de petites parcelles de terre et paient souvent leurs propriétaires en denrées, étaient catholiques. Les classes de propriétaires terriens et de marchands étaient protestantes.

L’île avait également l’une des populations dont la croissance était la plus rapide du monde occidental. Estimée à trois millions en 1700, la population irlandaise avait atteint 8,5 millions dans les années 1840. Mais, alors que la population irlandaise augmente, sa productivité agricole stagne. Avec autant de pauvres vivant sur de petites parcelles de terre appartenant à des propriétaires terriens, les fermes irlandaises produisent la moitié du rendement des fermes anglaises. Les économistes débattaient à l’époque des moyens d’introduire des méthodes agricoles commerciales pour augmenter la production, méthodes qui impliquaient, en partie, d’expulser les petits fermiers. Thomas Malthus, économiste et démographe anglais influent de l’époque, prédisait que la croissance démographique dépasserait la production alimentaire, entraînant une famine. Parmi les classes dirigeantes, certains affirmaient qu’une telle catastrophe humaine était inévitable et qu’elle finirait par ouvrir la voie au progrès économique.

Mais qu’est-ce qui permettait à tant d’Irlandais de survivre dans une telle pauvreté? De nouvelles variétés de pommes de terre étaient cultivées dans les sols acides, marécageux et rocailleux des comtés occidentaux et dans les montagnes au-delà des vallées fertiles. Même ces sols pauvres pouvaient produire près de quinze tonnes de pommes de terre par hectare. Cette culture était nutritive et, combinée au lait de vache, offrait une alimentation raisonnablement équilibrée. 

Au début des années 1840, la pomme de terre est atteinte d’une étrange maladie. Tout d’abord, des taches vert clair commencent à apparaître sur le bord des feuilles. Les taches grossissent et noircissent. Rapidement, les plants pourrissent au-dessus du sol, dégageant une odeur nauséabonde. Même une pomme de terre d’apparence saine, déterrée du sol, se transforme en bouillie noire en quelques jours.

La maladie de la pomme de terre fait son apparition en Belgique en juin 1845. En septembre, le Dublin Evening Post rapporte que le mildiou est arrivé en Irlande. Mais le journal rassure ses lecteurs : [TRADUCTION] « Il n’y a jamais eu de récolte de pommes de terre plus abondante en Irlande qu’à l’heure actuelle. » Les botanistes pensent que la maladie est une sorte de pourriture des racines, exacerbée par le temps exceptionnellement humide de cet été-là. Ils croient que le problème disparaîtra dès que les températures changeront. Ils se trompaient. La maladie est causée par le Phytophthora infestans, un champignon dont les spores peuvent être transportées sur de longues distances et qui revient année après année.

La récolte de pommes de terre de 1845 pourrit dans le sol. La récolte échoue à nouveau à l’été 1846. Les prix des denrées alimentaires augmentent. Les salaires baissent. Les métayers ne peuvent plus payer leur loyer aux propriétaires. Les soupes populaires, les travaux publics et les ateliers de travail se révèlent insuffisants pour soulager la crise croissante. 

Les ateliers de travail, en particulier, exacerbent les problèmes engendrés par la famine. Ils ont été créés au siècle précédent et constituent un véritable réseau en 1838, conçu pour héberger et nourrir les pauvres. Des familles entières étaient amenées dans ces grandes institutions, où elles étaient séparées par sexe et se voyaient attribuer diverses tâches telles que casser des pierres ou trier des fibres de cordes destinées au calfeutrage. Pendant la famine, la demande était si forte que les indigents erraient dans le pays à la recherche d’un atelier qui les accueillerait. En rassemblant des centaines de personnes dans un lieu confiné, le système des ateliers contribue à une nouvelle crise. En janvier 1847, avant même que le champignon ne revienne détruire les récoltes de pommes de terre, plusieurs maladies contagieuses, dont le typhus, se propagent en Irlande. Le typhus est une infection bactérienne hautement transmissible, propagée par les poux et qui se répand dans des conditions d’insalubrité et de surpeuplement, comme celles qui règnent dans les ateliers et, comme le révélera tragiquement l’avenir, dans les navires.

Les patients souffrent de forte fièvre, de maux de tête, de douleurs musculaires atroces, d’éruptions cutanées, de vomissements, de diarrhées et de délire. À mesure que la maladie progresse dans l’organisme, elle provoque une inflammation des vaisseaux sanguins, des caillots sanguins et des lésions des organes. Si elle n’est pas traitée, elle peut entraîner un taux de mortalité pouvant atteindre 60 %. 

Publicité

Dans le nord de l’Irlande, l’Enniskillen Chronicle & Erne Packet rapporte : [TRADUCTION] « Les régions rurales sont dans un état déplorable; une maison sur deux est infectée, et chaque jour, on voit l’un des occupants être emporté dans la tombe. Dans de nombreux cas, des familles entières sont retrouvées mourantes, sans nourriture, sans vêtements et sans personne pour subvenir à leurs besoins. »

Dans le comté de Clare, dans l’ouest de l’Irlande, un fonctionnaire observe « des femmes et des enfants en bas âge, dont on voit des foules éparpillées dans les champs de navets, comme une nuée de corbeaux affamés, dévorant les navets crus, les mères à moitié nues, grelottant dans la neige et la grêle, poussant des cris de désespoir tandis que leurs enfants hurlent de faim ».

La combinaison de la famine et du typhus contribue à détruire la cohésion sociale. Le Times de Londres rapporte des émeutes à Dublin, où [TRADUCTION] « une foule composée de 40 à 50 personnes, dont beaucoup de garçons, commence à attaquer les boulangeries ». Dans certaines communautés rurales, les survivants n’ont plus la force de déplacer, transporter ou enterrer les cadavres. Les corps sont déposés dans des fosses peu profondes et anonymes, où les animaux les déterrent à nouveau.

Entre 1845 et 1852, environ un million d’émigrants irlandais — certains estiment leur nombre à deux millions — embarquent sur des navires à destination de l’Angleterre, de l’Amérique du Nord et de l’Australie, partout où ils peuvent échapper à la Grande famine. La « Black ‘47 » pousse 150 000 réfugiés irlandais à fuir vers la Grande-Bretagne; 215 000 autres prendront la mer pour l’Amérique du Nord; environ 90 000 d’entre eux se dirigent vers les colonies britanniques d’Amérique du Nord, le Canada-Est (aujourd’hui le Québec) et le Canada-Ouest (aujourd’hui l’Ontario), et 16 000 autres vers le Nouveau-Brunswick. 

Certains propriétaires fonciers voient dans cette émigration massive une occasion de se débarrasser de leurs locataires, de regrouper leurs terres et d’augmenter ainsi l’efficacité et la productivité de leurs exploitations agricoles. Des modifications apportées au système fiscal obligeaient alors les propriétaires fonciers à payer les fermiers en fonction du nombre de locataires sur leurs terres. Il était donc économiquement avantageux pour eux de payer le passage de ces locataires hors d’Irlande. Certains propriétaires fonciers ajoutaient même une prime si les locataires démolissaient leurs propres maisons avant leur départ.

Un billet pour l’Amérique du Nord britannique coûtait plus de trois livres, soit près de six mois de salaire pour un ouvrier non qualifié. Les frais de transport étaient souvent pris en charge par des parents qui avaient déjà émigré et s’étaient installés. Parallèlement, des modifications apportées à la réglementation américaine en matière de transport de passagers ont fait passer le prix du billet vers des ports américains tels que New York, Boston et Baltimore à cinq livres. Au plus fort de la famine irlandaise, l’Amérique du Nord britannique devient ainsi la destination privilégiée des réfugiés de la famine. Beaucoup avaient l’intention de poursuivre leur voyage vers les États-Unis, mais la vague de réfugiés déferlera d’abord sur les côtes de l’est du Canada et du Nouveau-Brunswick.

Pour les immigrants qui arrivent dans la province du Canada, la première étape est Grosse Île, une île du fleuve Saint-Laurent située à trente-quatre kilomètres en aval de Québec. Lors d’une épidémie de choléra dévastatrice en 1832, des hangars avaient été construits sur l’île pour créer une station de quarantaine. On y instaure un système que les Canadiens d’aujourd’hui reconnaîtront, depuis la pandémie de COVID-19 : à leur arrivée, les passagers étaient mis en quarantaine pendant deux semaines, une durée jugée suffisante pour détecter toute maladie. Les malades étaient soignés dans un hôpital jusqu’à ce qu’ils soient suffisamment rétablis pour poursuivre leur voyage. 

Après avoir vu arriver la première vague de victimes de la famine à Grosse Île en 1846, le directeur médical, le Dr George M. Douglas, anticipe une année 1847 difficile. Il prend des précautions et commande 50 nouveaux lits pour l’hôpital, portant le nombre total de lits à 250. Ses précautions se révéleront largement insuffisantes.

Le premier navire de la saison 1847 est le Syria, qui accoste le 14 mai après avoir quitté Liverpool, en Angleterre, un port de départ habituel pour les émigrants irlandais. Sur ses 245 passagers, neuf meurent pendant le voyage. Parmi ceux qui se trouvent encore à bord du Syria, au moins la moitié sont atteints de la « fièvre des marins », le typhus. Au cours de la semaine suivante, quarante d’entre eux décèdent à l’hôpital de Grosse Île.

En moins d’une semaine, huit autres navires arrivent à Grosse Île en provenance de Liverpool et des villes portuaires irlandaises de Cork, Limerick et Dublin. Il y a des cas de typhus sur chaque navire. Les autorités n’ont jamais pensé qu’il y aurait autant de cas sur chaque navire, ni autant de navires. Le 30 mai, une file de quarante bateaux s’étend sur trois kilomètres le long du fleuve Saint-Laurent, incapables de poursuivre leur route sans passer la quarantaine. Un prêtre de la station de quarantaine, le père Elzéar-Alexandre Taschereau, estime que sur les treize mille passagers à bord de ces navires, un millier sont malades. Taschereau décrit un navire, l’Agnes, comme « le navire le plus touché par la peste et risquant de perdre tous ses passagers ». Au final, sur les 430 passagers qui ont quitté Cork à bord de l’Agnes, seuls 260 survécurent, soit un taux de mortalité de 40 %.

Du début mai à la fin octobre 1847, 442 navires arrivent à Grosse Île, transportant un peu plus de 93 000 immigrants (5 282 autres immigrants potentiels ont péri pendant la traversée). Bien que les registres d’immigration indiquent le port de départ des navires plutôt que la nationalité des passagers, l’agent d’émigration du Québec, A.C. Buchanan, estime que plus de 85 % des immigrants sont Irlandais.

Des prêtres qui visitent un navire ancré au large de Grosse Île décrivent comment, dans la cale où se trouvent les Irlandais, ceux-ci sont « enfoncés jusqu’aux chevilles dans la boue. Les malheureux émigrants s’entassaient comme du bétail, parmi des cadavres qui resteront longtemps sans sépulture ».

En juillet, le chroniqueur Robert Whyte décrit « des centaines [...] littéralement jetés sur la plage, laissés au milieu de la boue et des pierres pour ramper sur la terre ferme comme ils le pouvaient ». 

À l’arrivée de l’été, les lits d’hôpital sont tous occupés, souvent par deux ou trois patients, et les nouveaux arrivants doivent être transférés dans les hangars de quarantaine. Les malades et les mourants envahiront rapidement les hangars et seront installés dans les allées de l’église. On montera aussi des tentes, mais elles sont installées sans plancher en bois, de sorte que les patients sont couchés sur le sol froid et humide. Un prêtre écrit : « À côté de chaque tente se trouvent des déchets en fermentation que personne n’a le temps d’emporter, et à l’intérieur, sur deux et parfois trois rangées, gisent des squelettes vivants; avec à peine assez de paille pour étendre leurs membres, hommes, femmes et enfants, pêle-mêle; et si proches les uns des autres qu’on peut à peine faire un pas sans marcher sur une partie de cette masse respirante. Presque tous souffrent de dysenterie et de fièvre, et sont trop faibles pour se traîner dehors, et doivent donc se vautrer dans leurs propres déjections. »

Au cours de cette saison marquée par la maladie, l’hôpital de quarantaine de Grosse Île admet près de neuf mille passagers malades, dont plus de trois mille mourront. Pendant ce temps, tous les bâtiments de l’île étant remplis de patients atteints du typhus, les passagers jugés en bonne santé doivent rester en quarantaine à bord des navires fétides sur lesquels ils ont traversé l’Atlantique. Plus de huit cents d’entre eux mourront à bord, alors que le navire est ancré en quarantaine. Les morts des navires et de l’hôpital seront enterrés au cimetière de Grosse Île, le plus grand cimetière de la Grande famine hors d’Irlande. 

De même, au Nouveau-Brunswick, 17 000 émigrants arrivent au port de Saint John au cours de la saison de navigation de 1847, presque tous Irlandais. Là aussi, le nombre de décès sera élevé : Moses Perley, agent d’émigration, écrit que 2 400 personnes ont péri, dont 823 en mer. 

Les personnes chargées de traiter les immigrants ou de soigner les malades couraient elles-mêmes un grave danger d’être infectées. Les infirmières devaient partager le logement et la nourriture des malades, et lorsqu’elles tombaient malades, personne ne pouvait s’occuper d’elles. Douglas, le directeur médical de Grosse Île, offrait des salaires élevés aux immigrantes pour qu’elles travaillent comme infirmières, mais peu d’entre elles acceptaient cette offre. Il doit alors se tourner vers la prison locale et libère des prisonniers pour qu’ils travaillent comme infirmiers, mais beaucoup d’entre eux volent les morts et les mourants.

À bord de l’un des premiers navires arrivés cette année-là se trouve le Dr John Benson, de Dublin. Ce médecin de quarante-cinq ans a travaillé dans des hôpitaux irlandais spécialisés dans le traitement de la fièvre et s’est porté volontaire pour aider Douglas et le personnel médical. Le typhus l’emportera en moins de sept jours. Quatre des médecins de l’hôpital mourront du typhus et tous les officiers médicaux tomberont malades à un moment ou à un autre. Vingt-deux infirmières, aides-soignants et cuisiniers sont emportés, tandis que soixante-seize contractent le typhus. Le clergé catholique et protestant fera preuve d’un grand courage en exerçant son ministère à Grosse Île, mais sept de ses membres succomberont également au typhus. 

Des dizaines de milliers de réfugiés irlandais sont finalement libérés de la quarantaine, souvent en tant que porteurs asymptomatiques ou présymptomatiques de la maladie. Les horreurs de Grosse Île se répéteront rapidement dans les villes et villages situés plus en amont du fleuve Saint-Laurent.

À Québec, des hangars sont construits pour les malades et les mourants à côté de l’hôpital maritime et des émigrants. Ils seront démolis par une foule en colère. À la fin de l’année, le nombre de morts du typhus s’élève à 1 041.

Plus en amont, le maire de Montréal récemment élu, John Easton Mills, doit faire face à une foule similaire. Avec environ 50 000 habitants, sa ville est la plus grande de l’Amérique du Nord britannique, mais la population gonfle encore davantage avec l’arrivée de 70 000 réfugiés. Des hangars pour les malades sont construits à Pointe-Saint-Charles, le long du fleuve Saint-Laurent, près du port de Montréal. La foule veut les démolir et chasser les immigrants. Mills parvient à contenir la foule et fait construire vingt-deux autres hangars, gardés par des soldats. Il se portera ensuite volontaire comme infirmier dans les hangars, changeant les draps et apportant de l’eau aux patients. Il y contracte le typhus et meurt en novembre. 

Mills n’est pas le seul à se sacrifier pour les réfugiés de la Grande famine de 1847. À Montréal comme ailleurs, les travailleurs de première ligne couraient un grand danger. Sur les quarante sœurs grises de Montréal qui s’occupaient des malades, trente ont elles-mêmes contracté la maladie et sept en sont mortes. Les sœurs de la Providence prendront le relais des sœurs grises en juin; à la fin du mois de septembre, vingt-sept d’entre elles seront emportées. Parmi les nombreux membres du clergé qui ont contracté la fièvre, on compte l’évêque de Montréal, Ignace Bourget, qui survit au typhus, et le père Armand-François-Marie de Charbonnel, qui résistera également et deviendra plus tard évêque de Toronto. Parmi les morts, notons également le vicaire général de l’hôpital Hôtel-Dieu de Montréal, M.H. Hudon.

Les archives indiquent que 3 579 réfugiés sont morts à Pointe-Saint-Charles. Ils ont été enterrés dans des tombes anonymes le long du fleuve Saint-Laurent. Douze ans plus tard, certains de ces restes humains seront découverts par une équipe de construction, dont certains ouvriers étaient probablement des survivants de la Grande famine de 1847. Les terrassiers retirent un énorme rocher du fleuve et le placent sur les tombes avec cette inscription : « Afin de préserver de la profanation les restes de 6 000 immigrants morts de la fièvre des navires en 1847-1848, cette pierre a été érigée par les ouvriers de MM. Peto, Brassey et Betts employés à la construction du pont Victoria en 1859. »

On ignore comment les ouvriers sont arrivés au chiffre de six mille morts, tel qu’il est inscrit sur le rocher connu aujourd’hui sous le nom de Black Rock. La Fondation du parc du Monument irlandais de Montréal travaille avec Hydro-Québec et l’administration municipale pour intégrer le rocher dans un parc commémoratif où les visiteurs pourront se souvenir à la fois des réfugiés qui ont péri et des nombreuses personnes qui, indépendamment de leur langue, de leur religion ou de leurs origines, ont apporté aide et réconfort aux malades et aux mourants.

Le site Web de la Fondation du parc du Monument irlandais de Montréal décrit l’apport de la ville comme « l’un des plus grands efforts humanitaires jamais vus à Montréal, au Québec ou au Canada ». C’est peut-être vrai, mais des actes de courage et de dévouement similaires ont été reproduits dans d’autres communautés de l’Amérique du Nord britannique. 

Les Mohawks de Kanesatake, situés juste à l’ouest de Montréal, ont recueilli des fonds pour venir en aide aux victimes de la famine. L’évêque de Québec a lancé un appel aux familles canadiennes-françaises pour qu’elles adoptent les orphelins laissés par leurs parents décédés. Quelque six cents enfants seront accueillis dans des foyers canadiens-français. À Toronto, le Mirror, un journal catholique, exhorte les citoyens à faire leur part pour accueillir les réfugiés et soigner les malades et les mourants : « Mieux vaut mourir dans l’accomplissement de son devoir que de préserver sa vie en abandonnant lâchement les affligés. » 

Mais, tout comme les foules de Québec et de Montréal qui voulaient détruire les hangars de quarantaine, beaucoup d’autres ne sont pas tendres envers les réfugiés irlandais. Le journal québécois Le Canadien les décrit comme des « Irlandais de basse condition » qui sont « nus, malodorants et sales ». À Toronto, l’agent en chef de l’émigration, Anthony Hawke, déclare qu’ils sont « malades, appartenant généralement à la classe la plus basse des ouvriers non qualifiés — très peu d’entre eux sont aptes à travailler comme domestiques agricoles. De plus, ils n’ont généralement pas la propreté à cœur et ont des attentes déraisonnables en matière de salaire ». Il ajoute : « Jusqu’à présent, ces personnes constituaient l’exception à la règle générale en matière d’immigration, mais cette année, elles représentent une vaste majorité ».

Tout au long de l’été et de l’automne 1847, le flot d’immigrants — et le typhus qu’ils transportent — suit les voies navigables pour s’enfoncer plus profondément dans le pays. À Kingston, dans le Canada-Ouest, 1 400 immigrants meurent et sont enterrés sur le site de l’actuel hôpital général de Kingston. À Bytown (aujourd’hui Ottawa), 3 000 réfugiés arrivent, malades et sans ressources, avant que le canal Rideau ne soit fermé le 2 août pour endiguer le flux. 

Lorsque l’on examine l’impact d’un afflux massif de réfugiés malades et pauvres sur une population relativement peu nombreuse, il importe de se pencher sur l’exemple le plus frappant, soit  celui de la ville qui est aujourd’hui la plus grande métropole du Canada. En 1847, Toronto comptait seulement 20 000 habitants. Au cours de la Black ‘47, elle accueille plus de 38 000 réfugiés. En août, au plus fort de la vague, 450 immigrants en moyenne arrivent chaque jour à Toronto. L’« année des Irlandais » laissera une marque indélébile sur la ville. 

La ville avait été prévenue à l’avance de ce qui l’attendait. En janvier 1847, l’évêque Michael Power, qui se rendait en Irlande pour recruter des religieuses pour son diocèse, constata de ses propres yeux les effets de la famine et de la maladie, ainsi que le désir de nombreux Irlandais de fuir vers l’Amérique du Nord. Il écrit aux autorités de Toronto pour exhorter la ville à se préparer.

Un nouvel hôpital pour les émigrants est prévu, mais le temps manque. L’hôpital général situé à l’angle des rues King et John est réaménagé pour faire face à l’urgence du typhus. En juin, le Conseil de santé de la ville nomme le Dr George Robert Grasett, âgé de trente-six ans, au poste de directeur. Il comprend rapidement la nécessité de construire des abris pour les malades, car le nombre de malades et de mourants submerge l’hôpital. Moins d’un mois après avoir pris ses fonctions, Grasett succombera lui-même au typhus. En octobre de la même année, Power, qui revient à Toronto pour aider à soigner et à accompagner les immigrants irlandais, meurt également de la maladie. 

Quelque 1 124 immigrants irlandais moururent à Toronto. Parmi les survivants, beaucoup partent, certains aux États-Unis, d’autres dans des communautés plus petites, d’autres encore à la campagne, où il est souvent difficile de trouver du travail. Les agriculteurs craignent de contracter la maladie auprès des ouvriers agricoles irlandais et hésitent à se rendre à Toronto, alors en proie au typhus, pour vendre leurs produits. Certaines familles irlandaises sont reconnaissantes d’avoir échappé à la famine et à la maladie pour prendre un nouveau départ. En exhortant d’autres personnes à le rejoindre, un immigrant irlandais, Daniel McNamara, écrit : « Dieu merci, nous avons quitté ce pays misérable, nous sommes maintenant dans un bon pays et nos enfants sont en bonne santé. Je gagne 3 shillings et 9 pences par jour et j’ai un travail stable, je construis une nouvelle route et je nivelle des collines. » 

Mais pour d’autres, l’expérience sera une immense tragédie. Pour la famille Willis — le père, la mère et leurs cinq enfants —, la première perte survient dès le début, lorsqu’un de leurs fils tombe malade avant le départ du navire et doit être laissé à Limerick, en Irlande. Le fils de dix-huit ans et la fille de dix ans de la famille meurent pendant la traversée de l’océan Atlantique, et leur fille de dix-sept ans est emmenée dans les hangars de quarantaine de Grosse Île, où elle succombe à la maladie. Les trois autres membres de la famille Willis traverseront Québec et Toronto pour atteindre Brantford, dans le Canada-Ouest, où le père et le fils restant mourront également de la fièvre. L’histoire de la famille Willis a été racontée dans une coproduction télévisée canado-irlandaise de 2009, Death or Canada.

L’immigration irlandaise vers l’Amérique du Nord britannique atteint son apogée pendant les années de famine, puis diminue pendant le reste du XIXe siècle. Au cours des quinze années qui suivent la fin de la Grande famine, 114 000 nouveaux immigrants irlandais arrivent au Canada; pendant les vingt années suivantes, environ 70 000 autres immigrent au pays. En 1914, seuls 1 % des immigrants au Canada sont Irlandais. Au total, entre 1829 et 1914, 661 000 hommes, femmes et enfants irlandais arrivent par le port de Québec, principale porte d’entrée au Canada.

Pendant de nombreuses années, les immigrants de la famine de 1847 seront méprisés par les autres Canadiens. Cependant, en l’espace de quelques générations, les descendants des Irlandais victimes de la famine trouveront leur place dans la mosaïque multiculturelle qui deviendra le Canada moderne. En 1871, la proportion d’Irlandais (protestants et catholiques) parmi les marchands, les cols blancs et les artisans au Canada correspondait à la proportion d’Irlandais dans l’ensemble du pays. Selon le recensement de 2016, 4,6 millions de Canadiens revendiquent leur héritage irlandais, ce qui en fait le quatrième groupe ethnique le plus important du pays.

Quand on se penche sur la contribution de l’Irlande au Canada, il y a de quoi se réjouir. Parmi les membres notables de la diaspora irlandaise, on peut nommer le père de la Confédération, Thomas D’Arcy McGee, les premiers ministres Brian Mulroney, Paul Martin et John Thompson, ainsi que les membres du groupe folklorique The Irish Rovers. Il ne fait aucun doute que l’Irlande a contribué à jeter les bases des institutions canadiennes, de la GRC (inspirée de la Royal Irish Constabulary) jusqu’au système éducatif et aux manuels scolaires irlandais qui ont influencé la création des écoles publiques au Canada. 

Mais, alors que nous célébrons la culture irlandaise chaque année le 17 mars, jour de la Saint-Patrick, il est parfois facile d’oublier ou d’ignorer le terrible prix payé par tant de personnes lors de la Grande famine de 1847 — non seulement les milliers de personnes emportées par la maladie ou dont la vie a été brisée, mais aussi les épreuves et les préjugés qui ont marqué ceux qui fuyaient la famine en venant s’installer dans un nouveau pays, où leurs détracteurs les qualifiaient de « gens de bas étage », « malodorants » et « non qualifiés ». Ces stéréotypes, forgés dans le creuset de l’une des plus grandes tragédies du XIXe siècle, ont longtemps collé à la peau des Irlandais. 

L’héritage des Irlandais victimes de la famine est aujourd’hui honoré au cœur du front de mer de Toronto, à Ireland Park. Sur un mur en pierre de Kilkenny sont inscrits les 675 noms connus d’immigrants irlandais morts dans la ville pendant la Grande famine. À mesure que d’autres seront identifiés, leur nom sera ajouté au mur. 

Rowan Gillespie, qui a créé les statues d’immigrants émaciés et affamés marchant péniblement vers les navires de la famine le long des quais de Dublin, a été invité à poursuivre son histoire à l’autre bout du voyage. Son œuvre, intitulée Arrival, n’est ni triomphaliste ni festive; elle incite plutôt à réfléchir au sort des migrants partout et à toutes les époques. Elle représente cinq personnages qui ont effectué la terrible traversée de l’Atlantique à bord des bateaux-cercueils. Ils ont été mis en quarantaine dans l’enfer de Grosse Île. Ils sont encore hagards, émaciés et amaigris. Une femme gît sur le sol, peut-être mourante. À côté d’une clôture grillagée, un homme se recroqueville, inquiet. Ou est-il en train de prier? Un jeune homme regarde avec des yeux écarquillés les énormes silos à grains du port. Mais, contrairement au désespoir accablant et à la détresse du mémorial de la famine irlandaise à Dublin, deux des personnages – une femme enceinte et un homme levant les bras vers l’horizon de la ville, émerveillé par ce qui a été accompli – offrent une promesse d’espoir pour l’avenir.

Maladie et désespoir à bord des « bateaux-cercueil »

En 1847, au plus fort de la famine irlandaise, plus de six mille émigrants meurent pendant leur voyage vers l’Amérique du Nord britannique. Les navires qui transportaient les réfugiés irlandais ont été surnommés « bateaux-cercueil » en raison de leur saleté, de leur surpeuplement, de la mauvaise qualité de la nourriture, du typhus qui sévissait et du nombre élevé de décès. 

Le transport des émigrants irlandais reposait sur un système mis au point pour exporter le bois canadien vers les îles britanniques. Une fois le bois déchargé en Grande-Bretagne, un pont pour passagers temporaire était installé dans la cale du navire afin de transporter les réfugiés lors du voyage de retour vers le Canada. Grâce à certaines mesures visant à réduire les coûts, le transport de personnes pouvait être presque aussi lucratif que le transport du bois.

Une façon de gagner du temps et de l’argent consistait à ne pas calfeutrer les ponts temporaires pour passagers. Il était donc impossible de garder ces ponts propres lorsque de la nourriture, des déchets et des saletés tombaient entre les fentes. Une autre mesure lucrative consistait à entasser plus de passagers dans la troisième classe que ne le permettaient les règles. La loi britannique sur les passagers prévoyait un espace de couchage de six pieds sur dix-huit pouces (environ deux mètres sur un demi-mètre) pour chaque passager de troisième classe. Dans la pratique, quatre passagers, souvent des inconnus, étaient entassés dans un lit de deux mètres de longueur et de largeur. Les passagers malades gisaient dans leurs propres vomissures et excréments, répandant la saleté et les maladies à leurs malheureux compagnons de couchette. 

Les cales sans fenêtres étaient étouffantes. Les seaux utilisés comme toilettes restaient sur les ponts inférieurs bondés jusqu’aux brefs moments où les passagers étaient autorisés à monter sur le pont pour vider leurs déchets et cuisiner leurs provisions. Mais de nombreux réfugiés manquaient de nourriture. Même si que les capitaines attiraient les clients en leur promettant de compléter les provisions des passagers, ces promesses excessives étaient rarement tenues, ce qui constituait un autre moyen d’augmenter leurs profits. 

Stephen de Vere, un propriétaire terrien aristocratique irlandais qui partagera les épreuves de ses locataires en voyageant avec eux vers le Canada en troisième classe, décrit ainsi les conditions à bord du Birman : [TRADUCTION] « Des centaines de pauvres gens... entassés les uns sur les autres, sans lumière, sans air, se vautrant dans la saleté et respirant une atmosphère fétide, malades dans leur corps, découragés dans leur cœur. » — Don Cummer

Le miraculeux Jeanie Johnston

Amarré sur la rivière Liffey, à Dublin, en face de l’EPIC, le musée irlandais de l’émigration, se trouve une reconstitution du trois-mâts Jeanie Johnston. Loin d’être un bateau-cercueil, le Jeanie Johnston a assuré la traversée en toute sécurité de quelque 2 500 émigrants irlandais sur l’Atlantique Nord.

Alors que de nombreux navires de famine sont des reliques décrépites des guerres napoléoniennes, le Jeanie Johnston est construit en 1847 et effectue son premier voyage en 1848. Contrairement aux navires-cercueil surpeuplés, il transporte souvent moins de deux cents passagers. Son propriétaire, William Donovan, de Tralee, en Irlande, ainsi que le capitaine James Attridge et son équipage, prennent très au sérieux leur responsabilité envers leurs passagers.

Avant l’embarquement, les passagers subissent un examen médical par le médecin du navire, le Dr Richard Blennerhassett. Ceux chez qui il a diagnostiqué le typhus ne sont pas autorisés à voyager. Pendant le voyage, le médecin met en place des mesures sanitaires, notamment le nettoyage régulier des seaux hygiéniques. Il demande, lorsque le temps le permet, que les écoutilles soient ouvertes pour aérer les ponts inférieurs et insiste pour que les passagers soient autorisés à se promener sur le pont à l’air frais pendant trente minutes chaque jour. De plus, la nourriture que les émigrants apportent à bord est complétée par des rations du navire comprenant du pain, du porridge, du thé et de la mélasse. 

Tous ces facteurs produisent un miracle : en dix ans de traversée de l’Atlantique Nord entre Tralee et Québec, le Jeanie Johnston n’a enregistré aucun décès. Certains passagers étaient si reconnaissants d’avoir fait un voyage sûr et sain qu’ils écrivent à Attridge pour le remercier de leur avoir sauvé la vie et de les avoir amenés vers une nouvelle terre d’accueil. 

En fait, avec la naissance d’un enfant lors de son voyage inaugural, le Jeanie Johnston transporte un passager de plus en Amérique du Nord qu’il n’en a embarqué en Irlande. Les parents reconnaissants baptisent l’enfant des dix-huit noms du navire, de ses officiers et de son équipage : Nicholas Richard James Thomas William John Gabriel Carls Michael John Alexander Trabaret Archibald Cornelius Hugh Arthur Edward Johnston Reilly.

Aujourd’hui, la réplique du Jeanie Johnston est ouverte aux visites guidées. Parmi ses artefacts se trouve une photo de ce passager, aujourd’hui adulte, travaillant comme barman dans le Minnesota — son nom a été raccourci pour Nicholas Johnston Reilly. Sa femme et lui se sont finalement installés à Minneapolis et ont ouvert un magasin d’alcool.

Cet article est paru dans le numéro juin-juillet 2022 du magazine Canada’s History.

Relié à Colonisation et immigration