Un bref empire : la première colonie chinoise au Canada

La première vague d'immigrants chinois au Canada est arrivée en 1858. Mais ils ne furent pas les premiers Chinois à s'installer sur les côtes de la Colombie-Britannique.

Écrit par Jim Chliboyko

Mis en ligne le 10 juin 2020

La première vague d'immigrants chinois au Canada est arrivée en 1858. Ces hommes étaient alors attirés par l’espoir de faire fortune, en trouvant de l'or le long du fleuve Fraser. Mais ils ne furent pas les premiers Chinois à s'installer sur les côtes de la Colombie-Britannique.

Soixante-dix ans plus tôt, un capitaine de navire nommé John Meares réussit à attirer cinquante artisans chinois sur l'île de Vancouver afin de bâtir son empire commercial. Cet empire s’est finalement écroulé, mais quelques Chinois restèrent sur place. Ce qu'il advint d’eux demeure cependant une énigme.

Le navire approchait lentement des côtes étrangères, sans vent pour le pousser vers les berges. Il parcourait le Pacifique depuis des semaines et arrivait enfin à la fin de son périple. Sa marchandise était composée de migrants fuyant la Chine, à la recherche d’une vie nouvelle dans un nouveau pays, à l'autre bout du monde.

Aujourd’hui, en ce bel été de 1999, les passagers de cette croisière ne se doutent pas que ce lieu, le détroit Nootka, fut à une époque tout aussi chinois que les rues Main et Gore au centre-ville de Vancouver ou que la Tong Ji Men (la porte de l’intérêt harmonieux) qui accueille les visiteurs du quartier chinois de Vancouver. Les côtes de ce détroit isolé sur le côté ouest de l’île de Vancouver ont vu se dérouler une partie importante de l’histoire des Sino-canadiens.

Le bateau est plus tard remorqué en amont de là jusqu’à la rivière Gold. En route, on aperçoit un édifice à étages. Bien avant la notion moderne de guohai — ou traversée de l’océan — cinquante hommes de l’autre bout de la Terre acceptèrent de travailler pendant quelques mois dans ce nouveau pays, et devinrent les premiers Chinois à s’établir au Canada.

« Les Chinois furent alors expédiés au Canada à titre expérimental, écrit l’anglais John Meares, dans son récit de 1790 Voyages Made in the Years 1788 and 1789, from China to the North West Coast of America. Ils sont généralement considérés hardis et durs à l’ouvrage, mais aussi très ingénieux. Ils se nourrissent de riz et de poisson, et n’exigent pas de salaires élevés. Faire travailler les Chinois constitue un excellent investissement. »

« L’expérience » de Meares visait à créer tout un réseau de postes de commerce administrés par des Chinois le long des côtes occidentales de l’Amérique du Nord.

La tâche de ces Chinois était de recueillir des peaux de loutres de mer, l’or des commerçants de fourrure du 18e siècle, et d’accueillir des navires étrangers afin d’héberger l’équipage et d’effectuer les réparations nécessaires.

Même si le récit de Meares n’a jamais été réellement prouvé et n’est pas complet, il en émerge une description de l’homme chinois en tant qu’organisme unique, sans individualité.

En effet, le nom d’un de ces hommes ne revient qu’à quelques reprises dans ses récits. Cela ne l’empêche cependant pas de faire l’éloge des Chinois, en qui il voit des marins et des bâtisseurs de talent.

Cependant, ceux qui se sont embarqués sur les navires de Meares ne sont peut-être pas les premiers Chinois à avoir foulé le sol de la côte ouest de l’Amérique du Nord.

D’anciens textes chinois relatent les voyages de cinq moines à « Fusang » en 459, que certains situent justement sur les côtes occidentales de l’Amérique du Nord. Ailleurs, les Espagnols auraient engagé des constructeurs de navires chinois aux 16e et 17e siècles, en Californie.

Les hommes de Meares étaient engagés au port fluvial de Canton (aujourd’hui Guangzhou), la seule ville de Chine où les étrangers, selon un décret de l’empereur Chi’en-Lung, avaient le droit de faire du commerce.

L’économie de la Chine était florissante depuis le milieu du 17e siècle, mais à l’époque de Meares, les Chinois, atteignant déjà le nombre de 300 millions, et ressentant les effets de cette promiscuité et les tracasseries d’une bureaucratie contraignante, commençaient à chercher de nouvelles possibilités ailleurs sur le globe.

De ce désir de changement est né un mouvement migratoire dans le sud de la Chine convergeant à Canton, qui s’intensifia en 1787 à la suite d’une grande sécheresse dans la région. Dans de telles circonstances, l’embauche de volontaires se révélait un processus éprouvant. Comme l’écrit Meares : « Il en venait bien plus que je ne pouvais en accueillir. Ils étaient si avides de nouveaux horizons que ceux que je devais refuser exprimaient des marques d’une déception qui me paraissait insurmontable. »

Aux yeux de certains, Meares n’était pas un explorateur, mais simplement un commerçant de fourrures. Mais on peut certainement affirmer qu’il était un voyageur déterminé. Deux ans auparavant, sa première expédition de la Chine vers l’Amérique du Nord s’était révélée un désastre.

Jugeant qu’Hawaï, une étape fréquente à l’époque, était un lieu un peu trop séduisant pour ses hommes, il décida plutôt d’hiverner en Alaska, où plus de la moitié des quarante-six membres de son équipage fut confinée au lit. Neuf hommes moururent du scorbut.

Mais Meares persista. Il était convaincu que sa fortune passait par la loutre de mer, dont la fourrure était si recherchée à l’époque qu’en 125 ans, la race fut pratiquement exterminée.

Meares naviguait pour le compte de deux employeurs : l’Angleterre elle-même et ce qu’il appelait les Merchants Proprietors, financés par les hommes d’affaires Daniel Beale, de Prusse, John Henry Cox, d’Angleterre, et João Carvalho, du Portugal.

C’est d’ailleurs ce dernier qui fit en sorte que les navires de Meares portent le pavillon portugais. Ainsi, ils pouvaient contourner les lois chinoises qui limitaient l’accès à la plupart des étrangers.

Les deux navires de Meares, le Felice Adventurer et le plus petit Iphigenia Nubiana, dirigés par le capitaine William Douglas, quittèrent Canton le 22 janvier 1788 avec cinquante hommes à bord du Felice et 40 à bord de l’Iphigenia. Mais son équipage ne se limitait pas qu’à des Chinois et à des Anglais.

Il y avait également Comekala, le frère du chef Nuu-chah-nulth Maquinna, et Tianna, un prince hawaïen qui avait parcouru l’Asie et entamait un retour vers son île natale. Dès qu’ils prirent la mer, une mer un peu plus houleuse que celle à laquelle les Chinois étaient habitués, ils commencèrent à éprouver quelques désagréments de nature... digestive. « Notre équipage chinois fut fort affecté par le mal de mer, ce qui est quelque peu décourageant », écrit Meares.

Au premier arrêt, près de la ville des Philippines portant le nom de Zamboaga, ils perdirent leur premier ouvrier chinois, un artisan qui s’était aventuré dans les bois.

Il s’agissait en fait d’un présage de ce qui les attendait un an plus tard en sol espagnol. « Un grand nombre de ces [Autochtones], portant leurs armes coutumières, afflua sur les lieux où travaillaient nos charpentiers, écrit Meares, et comme nous n’avions aucune idée de l’endroit où se trouvait notre malheureux fugitif, nous ne pûmes que conclure qu’il était tombé entre les mains de ces [Autochtones] ».

Lorsque la mer leur laissait un peu de répit, les hommes passaient le plus clair de leur temps à se préparer pour leur installation sur l’île de Vancouver.

Meares voulait construire un navire plus petit, ainsi qu’une « fabrique » à multiples vocations, dotée d’ateliers et de quartiers, dès leur arrivée. À bord des navires, les hommes étaient tous occupés à préparer la construction de ces bâtiments.

La mer était haute. Au cours d’une tempête, les navires perdirent la majeure partie du bétail et durent abattre les animaux qui restaient. Mais l’équipage était encore complet. Le 11 mai, Meares et son équipage aperçurent les sommets enneigés de l’Alaska. Quelques jours plus tard, ils arrivèrent sur la côte ouest de l’île de Vancouver.

Le Felice jeta l’ancre dans la Captain Cook’s Friendly Cove, près du village Nuu-chah-nulth de Yuquot. Les Chinois, ainsi que le reste de l’équipage, élurent domicile dans des tentes plantées sur la plage, jusqu’à ce que leurs bâtiments soient érigés.

Meares décida d’installer sa fabrique sur la plage, près de Yuquot, « suffisamment loin pour ne pas déranger nos voisins [Nuu-chah-nulth] ».

« Dans l’ensemble, notre maison (la fabrique), même si elle n’aurait pas convaincu un amoureux de l’architecture, était remarquablement construite pour les fins auxquelles elle était destinée, et elle fut fort admirée par les Autochtones du détroit King George. »

Pour les Chinois, la vie nord-américaine était sans éclat, malgré la beauté des paysages et le caractère cosmopolite de la société environnante. On les avait emmenés ici pour travailler, et c’est exactement ce qu’ils faisaient : ils réparèrent le Felice, érigèrent la fabrique et s’attaquèrent au nouveau navire que Meares souhait bâtir.

Meares n’avait que des éloges pour ses hommes. « Les armuriers chinois sont très ingénieux et travaillent avec une si grande facilité que nous les préférons aux Européens.

Les outils qu’ils emploient sont très simples. Grâce à eux, les Chinois réalisent rapidement tous les modèles qui leurs sont confiés. » Même s’ils ne connaissaient pas les traditions maritimes occidentales (« les Chinois n’ont aucune notion de notre architecture navale »), les hommes maîtrisèrent rapidement l’art de bâtir et d’entretenir des navires.

Dès que les hommes s’installèrent dans leurs quartiers, et lorsque le chef Nuu-chah-nulth Maquinna assura à Meares qu’il surveillerait ses hommes, ce dernier partit en direction sud pour explorer la côte.

À son retour en juillet, le nouveau navire était presque terminé, malgré une tentative de mutinerie, qui d’ailleurs échoua, menée par un manoeuvrier mécontent.

On donna un dernier effort, et le 20 septembre, quelques jours avant que le Felice ne doive regagner la Chine chargé de fourrures, le nouveau navire était près. Compte tenu de toute la planification et du travail qu’avait nécessité ce projet, sans parler de l’attente qu’il avait suscitée, Meares décida d’organiser une cérémonie en son honneur.

Des tirs retentirent, pour le plus grand plaisir des badauds (des marins des deux navires de Meares, des Américains en visite à bord du Lady Washington, les Nuu-chah-nulth, le prince hawaïen Tianna et les Chinois). « Le navire s’élança comme une flèche. En fait, il se déplaçait si vite qu’il avait presque atteint les limites du port... lorsque nous constatâmes que nous avions oublié de l’amarrer. »

C’est sur cette note comique que naquit le North West America, le premier navire jamais construit sur la côte nord-ouest, par une équipe de Britanniques, de Nuu-chah-nulth et de Chinois, en partie avec du bois provenant du territoire Nuu-chah-nulth. Il aurait pu symboliser leur collaboration future. Ce fut sans aucun doute la chose la plus constructive qu’ils réalisèrent ensemble. Mais ce fut également la dernière.

Avant que les Nuu-chah-nulth ne partent pour leurs camps d’hiver en amont du détroit, Meares mentionna à Maquinna qu’il avait l’intention de construire d’autres bâtiments, avec l’aide de ses hommes.

Cependant, le printemps suivant, au camp Yuquiot, débuta par un accident qui prit l’allure d’un mauvais présage. Un des marins chinois, Acchon Acching, tomba d’un arbre et en mourut; ce fut la première perte depuis l’enlèvement de leur compagnon dans la jungle des Philippines, un an plus tôt.

Ensuite, quelques semaines plus tard, le navire espagnol Princesa apparut au large, suivi peu de temps après par le San Carlos. Le capitaine Don Estéban Jose Martínez déclara que le détroit appartenait en droit à l’Espagne en vertu du Traité de Tordesillas de 1494, qui précisait la bulle du pape Alexandre VI de 1493 divisant le Nouveau Monde entre le Portugal et l’Espagne. Le rêve de Meares de coloniser la côte ouest était terminé avant même qu’il ne le sache.

En quelques jours, les Espagnols saisirent l’Iphigenia et son équipage et construisirent leurs propres fortifications militaires sur une île à la tête du détroit Nootka. Peu de temps après, Martínez saisit le North West America et le Argonaut, dirigé par James Colnett, un employé de Meares, et ramena les navires et l’équipage au Mexique.

C’est lorsque Meares rapporta ces actes au gouvernement britannique que naquit la controverse du détroit Nootka. L’Espagne réclama le Pacifique en vertu du traité de 1494.

L’Angleterre rétorqua que toutes les nations étaient libres de naviguer dans la région et que les revendications territoriales devaient être étayées par une véritable occupation du territoire. Les deux nations se préparaient à la guerre.

Mais la guerre n’eut pas lieu. La Révolution française dépouilla l’Espagne du soutien de la France, alors que les Britanniques pouvaient compter sur les Pays-Bas et la Prusse.

Le roi Carlos IV accéda à la majeure partie des demandes britanniques, et abandonna le territoire saisi. Après la troisième convention de Nuu-chah-nulth en 1794, l’Espagne et l’Angleterre acceptèrent de partager le territoire : aucune des deux nations ne pouvait revendiquer une souveraineté exclusive sur la région, ni y construire des installations permanentes. Le rêve de Meares d’y bâtir une colonie permanente était détruit.

Meares mourut en 1809. On en sait peu sur sa vie, notamment sur son état matrimonial, l’âge de sa mort et ses héritiers, à l’exception de ce qu’il daigne raconter dans ses propres récits de voyage.

Le North West America devint un navire espagnol. Rebaptisé Santa Gertrudis la Magna (et plus tard Santa Saturnina), il fut utilisé par les Espagnols pour explorer les passages et détroits de la côte ouest.

Pour ce qui est des Chinois, leur sort reste un peu mystérieux. Certains seraient retournés en Chine (un d’entre eux devint même le premier Sino-hawaïen), alors que de nombreux autres furent « perdus », ce qui valut à Meares une sanction du gouvernement chinois. Les autres se seraient intégrés aux communautés autochtones de l’île de Vancouver.

Des marins du navire américain, le Jefferson, accostèrent au détroit Nootka, cinq ans après la controverse, et témoignèrent que les Chinois étaient des membres actifs de la société locale. Quarante ans plus tard, des employés de la Baie d’Hudson postés à Fort Nisquallie, affirmaient qu’il y avait encore des Chinois dans la région.

Selon les récits autochtones, les Chinois prospérèrent, même si certains Nuu-chah-nulth les considéraient avec méfiance. D’autres affirmaient qu’une série d’attaques les obligea à se retirer dans les terres, où ils s’installèrent avec leurs femmes Nuu-chah-nulth, dans la région entourant le lac Woss.

En 1852, Hamilton Moffat, un employé de la Compagnie de la Baie d’Hudson de Prince Rupert, voyageant sur la côte ouest de l’île de Vancouver, entendit l’histoire d’une colonie de cinquante ou soixante Chinois, dans les terres, à l’embouchure de la rivière Nimpkish, qui alimente le lac Woss.

Selon un article de 1939 sur Moffat, paru dans le Province de Vancouver, ce dernier croyait que ces hommes mystérieux, même s’ils vivaient sur une île habitée par des peuples de la mer, n’avaient pas de canots, ni aucun lien avec la côte maritime. Ils étaient baptisés les Saa Kaalituck et parlaient la langue Nuu-chah-nulth.

En 1868, George Sproat documenta dans Scenes and Studies of Savage Life ce qu’il considérait comme des preuves d’unions entre des Chinois et des Nuu-chah-nulth.

« Certains des ouvriers chinois emmenés sur le territoire Nuu-chah-nulth par Meares il y a quatre-vingts ans ont sans aucun doute des descendants parmi les Ahts. On peut voir à l’occasion un [Autochtone] avec des yeux typiquement chinois ». Il ajouta ce qui suit : « La pratique qui consiste à attacher les cheveux derrière la tête, à la façon des Chinois, est typique des [Autochtones] de la côte extérieure de l’île. »

Selon Anthony Chan, dans son histoire écrite en 1983 sur les Chinois dans le Nouveau Monde, Gold Mountain, « les enfants nés de mariages entre des hommes chinois et des femmes [Autochtones] devinrent de moins en moins chinois et de plus en plus autochtones, par leur culture et leur langue. Toute trace de leur héritage culturel chinois disparut graduellement. »

Mais le village de Yuquot est toujours là, après des milliers d’années. Il s’agit maintenant d’un village autochtone Nuu-chah-nulth et d’un site patrimonial canadien.

Et en parcourant la plage, en ce bel été de 1999, peut-être là où se dressait la fabrique anglaise ou à l’endroit où eut lieu le lancement du North West America, on peut à l’occasion voir un vieux navire remorqué par la garde côtière dans le détroit, jusqu’à Gold River.

Dans ce navire aussi prennent place des passagers chinois, 211 ans après que le malheureux Acchon Acching et ses camarades arrivèrent au Canada. Sans doute, nourrissaient-ils les mêmes espoirs que ceux qui accompagnaient Meares.

Jim Chliboyko est un auteur et un communicateur de Port Moody, en C.-B.

Cet article est paru dans le numéro août-septembre 2001 du magazine The Beaver.


Et cetera

Gold Mountain : The Chinese in the New Word, par Anthony Chan. New Star Books, Vancouver, 1983.

The Chinese of America : From the Beginnings to the Present, par Jack Chen. Harper & Row, San Francisco, 1980.

Voyages Made in the Years 1788 et 1789, from China to the North West Coast of America, par John Meares. Logographic Press, Londres, 1790.

Almost a Hero : The Voyages of John Meares, R.N. to China, Hawaii and the Northwest Coast, par Richard J. Nokes. Washington State University Press, Pullman, Washington, 1998.

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