La musique jouée au gamelan est créée avec quelque 75 instruments dans deux tonalités distinctes, l’une exprimant la tristesse ou la joie, alors que l’autre, selon la musicologue Jennifer Lindsey, traduit une impression de noblesse, de majesté et de calme. Cette musique, étrange aux oreilles occidentales d’Eva, lui procure un répertoire unique et garantit à son public des frissons d’érotisme exotique, notamment en raison du caractère singulier de cette musique et des tenues diaphanes que portait Eva lors de ses concerts.
La Première Guerre mondiale met fin brutalement aux plans de tournée d’Eva en Europe et la réoriente vers New York, où elle donne son premier récital en décembre 1914, chez Frank Damrosch, le maître de chœur du Metropolitan Opera.
La place d’Eva dans le firmament musical américain demeure trouble, encore aujourd’hui. Personne parmi les membres du public ou les critiques ne sait comment décrire une cantatrice qui chante des airs d’opéra, de la musique folklorique javanaise et du jazz d’avant-garde. Et pour confondre encore un peu plus son public, Eva intègre rapidement à ses spectacles les danses lascives d’une artiste nommée Nila Devi (la « déesse bleue » en sanskrit, mais il s’agit en fait d’une danseuse exotique américaine appelée Regina Llewellyn Jones). Le spectacle, qu’Eva nomme Songmotion, est en grande partie décrit comme un vaudeville, avec un petit côté grivois pleinement assumé.
Les réactions sont très variables, et parfois négatives. Une décennie après la première scandaleuse du Sacre du printemps de Stravinsky à Paris, en 1913, où la sexualité est clairement évoquée, le Variety émet des commentaires hautains sur Eva, qui chante dans une « langue étrangère », et sur les « mouvements serpentins de Devi ». En réponse au spectacle « The Adoration of the Elephant », le critique du Los Angeles Times admet que les « spectateurs cultivés applaudiront les artistes et adopteront un air entendu ». Il n’a peut-être pas aimé la performance, mais sa réponse montre qu’il reconnaît qu’Eva présente quelque chose de nouveau et d’audacieux, et peut-être même de très important. Un auteur de Winnipeg complimente indirectement Eva en la félicitant pour avoir chanté des airs du Barbier de Séville sans trop pousser la note exotique.
La remplaçante de Devi, une danseuse anglaise qui se fait appeler Roshanara, présente Eva à la scène musicale d’avant-garde à New York. Vers la fin de 1917, Eva chante des airs de Ravel, Stravinsky et Rimsky-Korsakov au Aeolian Hall de New York, qui est pratiquement aussi prestigieux que le Carnegie Hall. Sa sœur Juliette entame pour sa part un travail anthropologique pour faire revivre des airs du folklore canadien-français. Influencée par le travail de Juliette, Eva intègre quelques-unes de ces pièces, des œuvres plus récentes et des airs javanais à ses concerts.
Immortalisé entre autres par des auteurs tels qu’Ernest Hemingway et les auteurs canadiens Morley Callaghan et John Glasgow, le Paris où revient Eva en 1920 n’a plus rien à voir avec le Paris que découvre la jeune ingénue plus tôt dans sa carrière. Elle n’est plus la petite provinciale qui attend avec impatience qu’on lui envoie de la tire d’érable, qui lit le Ladies’ Home Journal, et qui trouve le Moulin Rouge bien étrange. Elle troque maintenant ses chastes visites au Louvre pour de vives discussions avec les compositeurs Erik Satie et Maurice Ravel, ce dernier étant alors reconnu pour son sensuel Boléro.
Sa vie personnelle reflète sa vie professionnelle peu conventionnelle. Non seulement Eva est-elle divorcée, mais elle vient d’avoir un enfant hors mariage. Le garçon est envoyé aux États-Unis, mais on ne sait pas très bien qui en a la charge. À la mort d’Eva, un tribunal américain le reconnaît comme son héritier.
La proximité d’Eva avec Wilfrid Laurier et, plus tard, avec le premier ministre William Lyon Mackenzie King — qui refuse les demandes d’aide financière d’Eva et de Juliette, affirmant qu’il serait inapproprié pour un célibataire de leur faire un chèque – témoigne des allégeances libérales de la famille. Cette philosophie se reflète également dans la façon dont son père a toujours reconnu et respecté l’engagement de sa fille envers sa carrière. Même si la famille est catholique, ses parents acceptent le divorce d'Eva, note la musicologue québécoise Nadia Turbide, dont la thèse de doctorat porte sur la chanteuse.
Bien entendu, il y a des limites à ne pas franchir. La famille d’Eva ne sait pas qu’elle a un fils qu’elle fait élever secrètement à Chicago. Si Lord Chamberlain, à Londres, avait été informé de l’existence de ce garçon, il est évident qu’Eva n’aurait jamais reçu une somptueuse carte d’invitation pour se produire à Buckingham Palace, le mardi 12 juin 1928, à 21 h 30.
La chanteuse a un autre secret, camouflé derrière son identité de canadienne-française catholique, et qu’elle dévoile en partie lors d’un concert en 1923. Elle chante le kaddish, la prière des morts dans la religion juive, dont les paroles et la musique sont sacrées pour une partie de la famille de son père, de confession juive.
Eva n’hésite pas à contester les opinions sociales et politiques de l’époque. En plein cœur de la première « menace rouge » à laquelle l’Amérique est confrontée, en 1923, elle chante en public l’hymne pour la Russie libre, qui est l’hymne national de la Russie soviétique. En 1925, une année où 17 hommes afro-américains seront lynchés, Eva écrit une lettre au New York Times louangeant les African-American Fisk Jubilee Singers pour la « perfection de leurs chants, faisant preuve d’une grande authenticité, et pour la spontanéité qui donne vie à toute forme d’art ».
Treize ans plus tard, à l’aube d’une nouvelle guerre et au début de son déclin professionnel, Eva prend les ondes d’assaut pour critiquer l’organisation Daughters of the American Revolution, qui empêche la grande contralto afro-américaine, Marian Anderson, de se produire au Constitution Hall de Washington. Dans une lettre à l’organisation, elle souligne les contributions inestimables de grands artistes noirs. Cet avis est partagé par Eleanor Roosevelt, dont le mari, le président Franklin D. Roosevelt, permet à Marian Anderson de chanter sur les marches du Lincoln Memorial.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Eva continue de chanter et prête son talent à la promotion des obligations de guerre au Canada et aux États-Unis. Après la guerre, sa carrière sur scène étant terminée, Eva donne des classes de maître à New York. Malgré sa carrière prestigieuse, elle n’a jamais été riche et éprouve des difficultés financières. Avant la création du Conseil des arts du Canada, il y a peu d’aide gouvernementale offerte aux artistes. Elle échoue à obtenir une bourse du gouvernement canadien et de plusieurs fondations américaines; une bourse de la Fondation Rockefeller, au début de 1958, lui permet de verser 500 $ à deux auteurs chargés d’écrire ses mémoires, qui ne seront jamais terminées.
Même si elle vit dans le même état de pauvreté qu’elle a connu, étudiante, à Paris et même si le public commence à l’oublier, Eva demeure une autorité dans son milieu. Un amateur de musique de New York évoque que « tout le monde convenait que le spectacle n’était pas complet tant qu’Eva ne montait pas sur scène; elle en imposait par ses tenues très distinctives et son port de reine. »
Eva Gauthier meurt le 26 décembre 1958 à New York. Même si son décès est annoncé dans le New York Times, elle est largement oubliée au Canada et même dans sa ville natale. Il n’y a pas d’article nécrologique dans les journaux d’Ottawa pour rappeler la femme qui, deux générations plus tôt, avait été appelée « la grande prêtresse du chant moderne ».