Le camion de Del

Del est un Gitxsan qui vit en C.-B. et qui prête son camion aux gens. Mais quand un homme non autochtone voit le camion au bord de la route, il le prend sans demander la permission... un peu comme les colons ont pris les terres.

Illustré par Alice RL • Écrit par Guuduniia LaBoucan

Mis en ligne le 29 août 2018

Le camion de Del était une vraie beauté. C’était un 150 LTX à cabine allongée, spécial super campeur, millésime 1979, brun avec une large bande jaune sur le côté. Del l’appelait affectueusement la barre Nanaimo. Il le conduisait partout et s’en servait pour ses expéditions de chasse et de pêche, mais aussi pour transporter du bois de chauffage en hiver.

Il laissait les clés à l’intérieur et tous ceux qui avaient besoin d’un moyen de transport pouvaient l’emprunter. Il lui revenait avec un peu plus ou un peu moins d’essence. Del aimait partager son camion, car cela lui donnait le sentiment d’être un homme riche.

Un jour, Del était au café. Après avoir payé sa facture, il se leva et regarda dehors. Plus de camion! Peut-être que Milly l’a pris pour faire les courses ou que Big Bob en a eu besoin pour faire la collecte des déchets. À peine inquiet, il sortit du café et commença à marcher.

En entrant en ville, il vit un corbeau foncer sur une ligne de transmission. Il fit un signe à l’oiseau. Un peu plus loin, il rencontra quelques amis, qu’il salua. Et c’est alors qu’il eut tout un choc : son camion était bien en vue dans la cour d’un vendeur de véhicules usagés!

Le commerce se nommait Aux bonnes affaires et venait d’ouvrir ses portes. On y voyait une poignée de véhicules qui avaient connu de meilleurs jours. Son camion était bien là, avec une étiquette de prix sur le pare-brise. Quel choc et quelle surprise pour Del! Alors qu’il s’approchait pour s’assurer qu’il s’agissait bien de sa barre Nanaimo chérie, il entendit une voix derrière lui.

« Hein? Belle voiture, pas vrai? » Del se retourna et vit un petit monsieur à moustache avec une couronne de cheveux entourant son crâne chauve.

Heureux de faire votre connaissance. Je m’appelle Reg Couronne. »

« M. Couronne, je m’appelle Del et c’est mon camion! » répliqua Del.

« Eh bien, heureux de constater que vous vous voyez déjà au volant de cette merveille, Del », répondit Reg.

« Non, non, vous n’avez pas compris, reprit Del. Je veux dire que ce camion m’appartient. Quelqu’un a dû l’apporter ici pour me jouer un tour. »

Reg secoua la tête. « En fait, j’ai trouvé ce camion avec les clés à l’intérieur. On pourrait dire, sur le plan strictement légal, que c’était une invitation à le prendre. Et c’est exactement ce que j’ai fait, maintenant ce camion m’appartient. J’ai mieux à faire que de le laisser sans surveillance. Je vais le vendre et faire quelques dollars. »

Del se mit à rire, un bon gros rire qui secouait toute sa grande carcasse. « Dites-moi qui vous a donné cette idée. J’adore les bonnes blagues. » Reg le regarda, l’air sévère. « M. Del, je ne fais pas de blagues. »

Del cessa de rire immédiatement. « Ce camion m’appartient, je peux le prouver ».

« Avez-vous les papiers, la facture de vente ou les formulaires d’assurance? » demanda Reg.

« Eh bien… non… Voyez-vous, ce camion était à mon père, c’est lui qui me l’a donné. On ne s’est pas préoccupés des papiers. Je n’assure pas le camion car cela me coûterait plus cher que sa valeur. De toute façon, je ne m’en sers que sur ces chemins de campagne, dans le coin. »

« Alors, vous n’avez aucune preuve de propriété, poursuivit Reg avec un sourire cupide. Rien qui ne permettrait à un juge de dire : Oui, certainement, ce camion appartient à Del. »

Del commençait à s’impatienter. « Je n’ai peutêtre pas les papiers, mais je peux décrire ce camion dans ses moindres détails. J’ai fait cette bosse sur le pare-choc en frappant un chevreuil sur la route forestière près de Port Renfrew. Cette tache sur le siège, ce sont les enfants de Milly qui ont échappé du ketchup en mangeant des frites. Et cette canne à pêche sur le toit, c’est celle de mon frère Bill. »

« Je sais que le rétroviseur du côté droit aurait besoin d’être fixé avec du ruban adhésif. Le moteur fait un bruit de cognement lorsque je monte une côte. Je peux vous chanter toutes les chansons des cassettes du coffre à gants. Que diriez-vous de "Your Cheatin’ Heart" par Hank Williams? »

Il prit une grande respiration, mais Reg l’interrompit. « S’il vous plaît, M. Del! Je ne veux pas vous entendre chanter. Je n’ai pas l’oreille musicale, je ne pourrais même pas l’apprécier. »

Del était désespéré. « Je peux faire venir des parents et amis qui confirmeront ce que je vous dis. Ils vous confirmeront que ce camion est bien à moi. Ils le prennent plus souvent que moi! »

« Honnêtement, vous pouvez faire venir toutes les personnes que vous voudrez, répondit Reg. Le fait est que j’ai le camion maintenant. En fait, vous dites que tout le monde le conduit, alors vous ne pouvez pas prétendre qu’il vous appartient à vous seul! Pour ma part, je suis l’unique détenteur de ce véhicule en ce moment. Et vous pouvez parier que je ne le laisserai pas avec les clés à l’intérieur sans surveillance. »

« C’est de la folie! s’exclama Del. Comment pouvez-vous dire qu’il vous appartient alors que le camion est bien à moi et a été dans ma famille pendant vingt ans? »

« C’est la loi, dit Reg avec un haussement d’épaules. Vous n’avez aucun titre de propriété. Et qu’est-ce qui me dit que les autres personnes qui le conduisent ne viendront pas le réclamer à leur tour? »

Il sourit. « Mais bon… je suis un homme d’affaires moi. Vous pouvez acheter le camion ou le louer. Si vous décidez de le louer, vous pourrez vous en servir comme s’il vous appartenait, mais vous ne pourrez pas faire de changements : pas de gros pneus ni de nouvelle peinture. Vous pourrez le prendre pour aller chasser et pêcher, et transporter du bois, mais pas de briques. À la fin du bail, vous devrez le retourner et vous procurer un nouveau véhicule. C’est pourquoi on se nomme Aux bonnes affaires! »

Del n’en croyait pas ses oreilles. « Comment pouvez-vous me louer un camion qui ne vous appartient pas? » cria-t-il. Ce camion est à moi et j’entends bien prouver que vous l’avez volé! » Mais Reg Couronne était déjà parti et discutait avec un couple qui regardait une minifourgonnette.

Del ferma les yeux en espérant qu’en les rouvrant, il se trouverait à nouveau au café avec son camion stationné à l’extérieur. Pas de chance. Il ne vit que Reg Couronne avec ses cheveux frisés.

Del s’éloigna tranquillement, suivi par les croassements du corbeau.


Guuduniia (on prononce Guud-N-Eye) LaBoucan, l’auteure de cette histoire, est une biologiste, avocate et auteure crie qui habite en Colombie- Britannique . Elle s’est inspirée pour cette histoire d’une cause célèbre en C.-B. sur les droits territoriaux des Premières Nations, connue sous le nom de Delgamuukw.

Cette cause porte en fait le nom du chef Gitxsan, Earl Muldoe Delgamuukw, qui s’adressa aux tribunaux, avec le chef Wet’suwet’en, Dini ze’ Gisday’ wa (Alfred Joseph).

Les deux nations avançaient que leur peuple n’avait jamais concédé une vaste partie du territoire au nord-ouest de la C.-B., là où le gouvernement voulait autoriser des activités d’exploitation forestière. En 1991, un juge détermina que les droits de propriété de Gitxsan et Wet’suwet’en furent annulés lorsque la C.-B. se joignit à la Confédération. (Le juge refusa également d’entendre leurs chants traditionnels sur le lien des deux nations avec ce territoire en prétextant qu’il n’avait pas l’oreille musicale).

Une nouvelle décision rendue en 1997 permit de régler certaines questions. Elle établissait que les peuples autochtones avaient des droits sur leur territoire et que les gouvernements devaient collaborer avec eux. Elle instaurait également une série de règles que les nations devaient suivre pour prouver leurs droits de propriété sur un territoire. Dans cette histoire, Del est le diminutif de Delgamuukw et Reg Couronne représente la Couronne – un terme qui englobe le gouvernement canadien, avec la reine à sa tête. Et le corbeau est un joueur de tours bien connu parmi les peuples autochtones de la côte Ouest.

— Nancy Payne

Cet article est paru dans le numéro de septembre 2018 du magazineKayak: Navigue dans l’histoire du Canada.

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