Les caves à légumes au fil des siècles

La construction d'un endroit souterrain pour entreposer la nourriture a aidé les habitants de la péninsule de Bonavista, à Terre-Neuve, à traverser des moments difficiles.
Mis en ligne le 25 mars 2024

Bird Island Cove (Terre-Neuve), avril 1839

— C’est la dernière! lança Gordon Chaulk, debout sous la petite butte qu’il avait creusée soigneusement avec son voisin Will Tucker.

Après avoir jeté un dernier coup d’oeilaux caisses de bois posées tout autour de l’espace central ouvert, il recula d’un pas et posa son marteau.

— Viens voir, Margaret.

Sa femme attach a une dernière pince sur la corde à linge pour empêcher un drap de s’envoler dans le vent frais du printemps.

— C’est tellement difficile de sortir des légumes du sol quand tu es parti à la pêche! Maintenant, au moins, on a un endroit pour les empêcher de geler ou de se gâter.

Les jeunes Chaulk et Tucker la dépassèrent en courant tous ensemble, avant de sauter par-dessus l’énorme caillou posé devant la porte et de traverser le cadre de bois.

— C’est notre cave à nous! lancèrent-ils en s’entassant dans le petit espace douillet creusé dans la colline, et entouré de pierres plates empilées du sol au plafond. On peut jouer à cache-cache ici!

La grand-mère Chaulk était descendue elle aussi dans la nouvelle cave à légumes.

— Faites attention de ne pas tomber, dit-elle aux enfants. Vous ne voudriez pas vous faire attraper par les boodarbies! Les enfants se regardèrent en se demandant s’ils devaient vraiment avoir peur.

— J’ai aidé Gordon à installer les planches au plafond, dit Margaret en levant les yeux au ciel. Il ne pourrait pas être plus solide. La seule chose qu’il va y avoir là, c’est des légumes.

— Ils vont être délicieux en février, approuva son mari en hochant la tête, quand il n’y aura presque plus de réserves de poisson et qu’on ne trouvera pas beaucoup de nourriture fraîche.

Jimmy Chaulk sortit de la cave encourant, avec un sourire triomphant.

— Pas de boo-darbies, grand-maman! M. Baker m’avait dit de surveiller les korrigans, mais il n’y en a pas non plus.

— Il y a juste une cave pour jouer! ajouta sa soeur Lucy.

— Du moins jusqu’au jour où il faudra déterrer les pommes de terre, dit leur mère.

Elliston (Terre-Neuve), août 1904

Evelyn était assise sur le bord du bac en bois. La journée avait été longue, à récolter des carottes et à transporter des gros sacs entre le jardin et la cave à légumes. Elle avait presque rempli le bac et elle se sentait vraiment bien dans cet endroit frais, à l’abri du soleil. La cave s’assombrit quand son frère Ned entra à son tour avec un nouveau sac d’oignons.

— Un petit moment de paresse?

— J’avais juste besoin d’une pause avant qu’on s’occupe des navets. Il y a des moment où je déteste cette cave à légumes — c’est tellement long de tout rentrer ici.

— C’était plus amusant quand on était petits, dit Ned en se laissant tomber à côté d’elle, quand tout ce qu’on avait à faire, c’était de sortir des choses des sacs et de les mettre dans les bacs.

Ils se levèrent en vitesse en voyant leur mère entrer avec les premières pommes de terre. Des cheveux sortis de son petit chignon bien serré étaient collés sur son visage en sueur.

— C’est un travail difficile, je sais, mes chéris. Mais la seule chose pire que d’avoir à remplir une cave à légumes, c’est de ne pas avoir de cave ni de choses à y mettre. Quand j’étais petite, on avait terriblement faim dans ma famille en hiver.

— C’est pour ça, ajouta-t-elle en regardant autour d’elle avec un sourire, que je suis très heureuse de voir tous ces légumes entreposés ici pour qu’on puisse en profiter. On a bien de la chance que votre arrière-grand-mère et votre arrièregrand- père Chaulk aient eu la bonne idée de construire cette cave à légumes, hein?

Evelyn jeta un regard nouveau sur les légumes bien rangés qui les protégeaient de la faim. Elle avait entendu parler des merveilles de l’électricité à St. John’s, mais dans leur région, ce n’était toujours pas facile d’empêcher la nourriture de se gâter.

Leur mère disparut dans l’ombre, avant de revenir avec une petite chaudière de métal remplie de bleuets.

— Allez, dit-elle. Servez-vous. Je les avais cachés pour qu’ils restent frais, mais aussi pour vous empêcher de vous en empiffrer tout de suite. Vous les avez mérités.

En grignotant leurs bleuets, les jeunes retrouvèrent leur bonne humeur.

— Je vois ce que tu veux dire, Maman, dit Ned. Après tout, sans cette cave à légumes, on n’aurait peut-être pas notre souper du dimanche soir!

Elliston, septembre 2017

Le soleil scintillait sur les petites vagues de l’anse.

— Est-ce qu’on peut revenir l’année prochaine? demanda Dasia en se tournant vers son père. C’est tellement beau!

Son père surveillait les jeunes Sair et Amal, en compétition pour voir qui des deux pourrait lancer un caillou le plus loin dans l’océan.

— Es-tu plus excitée par le grand festin extérieur de ce soir ou par la danse qui va suivre?

— Les deux! répondit Dasia en sautillant, toute excitée. J’aimerais bien qu’on aie des petites maisons en terre comme celle-là en Ontario. Penses-tu qu’on pourrait en visiter une? Une gentille dame qui promenait son chien s’arrêta près d’eux.

— Vous êtes les bienvenus si vous voulez explorer ma cave à légumes, dit-elle.

— C’est très aimable à vous, dit le père de Dasia. J’en ai déjà vu quelques-unes sur des fermes près de Toronto, mais ici, vous en avez partout!

— En effet! dit la dame en riant. La mienne a près de 200 ans, pouvez-vous croire ça? J’entrepose encore des récoltes de mon jardin dans la vieille cave à légumes des Chaulk. En fait, vous allez pouvoir goûter ce soir à des oignons que j’ai récoltés l’année dernière.



Quand les premiers colons anglais et irlandais sont arrivés dans ce qui est maintenant l’île de Terre-Neuve, au 17e siècle, ils ont vite compris qu’ils auraient besoin d’un endroit pour entreposer leurs légumes pendant l’hiver. Il y avait beaucoup de styles différents pour leurs caves à légumes. Certaines étaient creusées dans des pentes, et d’autres étaient faites de pelletées de terre. Certaines descendaient tout droit dans le sol, et elles étaient souvent surmontées d’une remise avec une trappe dans le plancher. Les murs des caves étaient faits de pierres, de bois ou, plus tard, de ciment. Les constructeurs les divisaient souvent en sections ou en bacs avec du bois, utilisé aussi pour les toits. Certaines caves à légumes étaient assez petites, mais d’autres pouvaient être aussi grandes qu’un salon moderne de bonne taille.

La communauté d’Elliston (T-N.L.) se proclame « capitale mondiale des caves à légumes » parce qu’on y trouve plus de 130 de ces caves. D’abord appelée Bird Island Cove (ce qui signifie « l’anse de l’île aux oiseaux »), elle a été rebaptisée en l’honneur d’un ministre méthodiste en 1902.

En 1992, le gouvernement canadien a interdit la pêche à la morue (sauf pour nourrir la famille, en suivant des règles strictes). Beaucoup de gens se sont donc retrouvés sans emploi, et l’avenir d’Elliston ne s’annonçait vraiment pas bien. C’est alors que quelqu’un a eu l’idée de se servir des caves à légumes de l’endroit, dont beaucoup étaient encore en bon état, pour attirer des touristes. Des visites ont aussi été organisées dans les îles environnantes où nichaient beaucoup de macareux. (Tu te rappelles le premier nom de la municipalité en anglais?) On trouve aujourd’hui à Elliston une statue en l’honneur des gens qui sont morts pendant la désastreuse chasse aux phoques de 1914, ainsi qu’un musée et une galerie d’art sur ce thème. Plus de 20 000 personnes visitent maintenant la ville chaque année. Beaucoup y vont pour le festival du macareux et pour le festival Roots, Rants and Roars, qui met en vedette des repas préparés avec des aliments conservés dans ces célèbres caves.

Tu as probablement compris qu’un boo-darbie, c’est une créature imaginaire terrifiante. Et le souper du dimanche soir, connu aussi sous le nom de « souper Jiggs », est un repas traditionnel de Terre-Neuve et du Labrador préparé avec du boeuf salé, du chou, des pommes de terre, des oignons, des navets (ou plutôt des rutabagas) et des carottes, bouillis tous ensemble.

Cet article est paru dans le numéro avril 2024 du magazine Kayak: Navigue dans l’histoire du Canada.

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