Pas de pub

Le Québec a déclaré que le droit de protéger les enfants contre les effets de la publicité était plus important que la liberté d'expression des annonceurs. Et la Cour suprême a approuvé.

Texte d’Allyson Gulliver; illustrations d’Arden Taylor

Mis en ligne le 19 janvier 2023

Trois-Rivières (Québec), juillet 1980

Dehors, la pluie tambourine sur les fenêtres, mais dans la maison, le salon est bien confortable. À la télé, des enfants courent sur un terrain de jeu, poursuivis par des semblants de nuages de fumée colorée. « Les enfants, procurez-vous des SuperZaps de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel! lance la voix de l’annonceur. Vous allez courir plus vite que jamais! »

— Je vais demander une paire d’un vert brillant, dit la petite Sylvie, les yeux brillants.

Elle a seulement six ans, mais elle sait tout de suite en voyant l’annonce qu’elle a besoin de ces souliers.

— Et ensuite, je vais faire la course avec tous les autres et je vais gagner! Son grand frère lève les yeux au ciel.

— Ils ne sont pas magiques! Mais j’en veux quand même des rouges, ajoute-t-il d’une voix plus basse. Ou peut-être des jaunes. Les gars vont-être tellement jaloux!

L’émission recommence juste au moment où leur mère revient du jardin.

— Qu’est-ce qu’il fabrique, Bobino, cette fois? demande-t-elle en souriant. Les enfants se précipitent sur elle, et elle se retient pour ne pas tomber.

— Je peux avoir des SuperZaps rouges? demande Paul.

— Et moi, je veux des verts. Des verts brillants! crie Sylvie.

— Je viens seulement prendre de l’eau, répond leur mère en tentant de se libérer des bras de Sylvie, qui lui encerclent la taille. Qu’est-ce que c’est, un SuperZap?

Comme si elle attendait le bon moment, la publicité recommence et, encore une fois, il y a des enfants qui courent sur le terrain de jeu avec leurs beaux souliers.

— Tu vois? plaide Sylvie. Ils te permettent de courir tellement vite qu’il y a un nuage qui sort, comme derrière un avion!

— Certainement pas, dit leur mère d’une voix ferme en fronçant les sourcils.

— Elle est encore petite, dit Paul. Moi, je sais que c’est juste des souliers. Mais ils sont vraiment cools. Penses-tu... Il s’interrompt en voyant l’air sombre de sa mère.

— Premièrement, vous avez déjà des très bons souliers, dit-elle en prenant l’annuaire téléphonique pour y trouver les pages contenant les numéros de téléphone du gouvernement. Et deuxièmement, il y a quelqu’un qui va entendre parler de moi. Je pensais que c’était illégal de diffuser de la publicité pour les enfants de votre âge.

Pendant que la marionnette Bobinette tente d’expliquer quelque chose à la télé, Paul et Sylvie se regardent d’un air triste.

— Pas de SuperZaps, alors? Mais leur mère est déjà au téléphone.

— Je voudrais faire une plainte au sujet d’une publicité visant les enfants, s’il vous plaît.

Toronto (Ontario), avril 1989

— Ils se prennent pour qui, ces juges? Me dire comment gérer ma propre entreprise — c’est scandaleux!

La jeune journaliste n’a jamais vu personne d’aussi furieux que le président d’entreprise qu’elle essaie d’interviewer. Il crie en agitant les bras depuis 20 bonnes minutes.

Quand le téléphone sonne, Louise espère qu’il va cesser de déblatérer un instant, mais non.

— Si on ne peut pas montrer de publicité aux enfants au Québec, comment est-ce qu’on est censés vendre des souliers pour enfants au Québec? lance l’homme d’affaires à la personne qui est au bout du fil. Mais c’est la Cour suprême du Canada. Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre?

Il referme son téléphone d’un coup sec.

— Monsieur White, je crois que la cour a indiqué que vous pouviez quand même annoncer vos souliers, mais seulement aux adultes, fait remarquer Louise.

— Ça n’aide pas du tout mon entreprise! répond le président. On veut juste exciter les enfants. Les parents, ils ne s’excitent pas. Ils sont ennuyants. Ils disent seulement que tout coûte cher et que les souliers que les enfants ont déjà sont tout à fait parfaits.

Louise tente un autre angle.

— Qu’avez-vous pensé quand le juge a déclaré qu’il ne croyait pas que votre entreprise en souffrirait si vous ne pouviez pas faire de publicité pour les enfants de moins de 13 ans?

— J’aimerais bien le voir assis sur ma chaise, répond M. White en secouant la tête, à essayer de faire des profits et de garder tous mes employés. C’est comme si les enfants avaient tous les droits et que je n’en avais aucun! Si le Québec a une loi sur la protection des consommateurs, pourquoi est-ce qu’il n’a pas de loi sur la protection des entreprises?

— Je veux dire... reprend-il en s’enflammant de nouveau, qu’est-ce que vous faites de ma liberté de parole?

On dit ici en noir sur blanc que cette stupide loi du Québec a empiété sur la liberté d’expression de mon entreprise. Pourquoi vous ne dites pas ça dans votre article?

Il dépose brusquement une épaisse pile de feuilles sur son pupitre et jette un regard furieux à Louise, qui se rend compte qu’il s’attend à une réponse de sa part.

— Eh bien, c’est juste que... les juges ont dit aussi que c’était acceptable. Pour protéger les enfants. De limiter comment vous pouvez faire votre publicité, je veux dire. Parce que les jeunes enfants ne savent pas ce qui est vrai.

Le président se lève, le dos raide, et pointe le doigt vers la porte.

— Si vous êtes contre les SuperZaps vous aussi, cette entrevue est terminée. Oubliez cette histoire.

Louise range son stylo et son carnet de notes. L’entrevue est terminée, en effet, mais elle a bien l’impression que l’histoire ne fait que commencer.


Nous avons inventé tous les gens et les événements présentés dans cette histoire. (Sauf Bobino, un des personnages d’une vraie émission qui portait son nom!) Mais l’idée générale est fondée sur une cause importante liée à la Charte des droits et libertés.

La Loi sur la protection des consommateurs du Québec précise que les entreprises ne peuvent pas présenter d’annonces publicitaires qui ciblent les enfants de moins de 13 ans. En 1980, la compagnie Irwin Toy, basée à Toronto, a décidé de tenter sa chance et a conçu une série d’annonces télévisées visant directement les enfants. La province a amené l’entreprise en cour. Pendant que la cause gravissait les échelons du système judiciaire, la Charte a été adoptée en 1982. Irwin Toy a donc invoqué la nouvelle Charte pour faire valoir que les règles adoptées au Québec limitaient injustement sa liberté d’expression.

La cause a fini par se rendre devant la Cour suprême du Canada. Les juges ont appliqué le critère de l’arrêt Oakes, dont nous avons parlé à la page 15, pour voir si ces limites étaient raisonnables. Trois des juges étaient d’accord avec l’entreprise, mais ils ont indiqué que le Québec avait le droit de limiter la liberté de parole d’Irwin. C’est parce que la loi visait à protéger les enfants, qui ne pouvaient pas nécessairement savoir ce qui était vrai ou si une annonce faisait partie de l’émission qu’ils étaient en train de regarder. (Deux juges n’étaient pas de cet avis et ont affirmé qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves que cette publicité pouvait causer du tort aux enfants, et que la liberté de parole était trop importante pour être limitée.) Cette cause a été un des premiers tests sur les conséquences que l’application de la Charte pouvait avoir sur la liberté d’expression.

Avec les années, la Cour suprême du Canada a indiqué qu’il fallait limiter le moins possible le droit de s’exprimer. Mais ses juges ont également précisé clairement que la liberté d’expression ne peut pas être invoquée comme excuse pour encourager la violence, la haine ou les torts causés à d’autres personnes.

Cet article est paru à l’origine dans le numéro de février 2023 du Kayak : Navigue dans l’histoire du Canada..

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