Ce que le vieil arbre a vu

Depuis les Premières Nations et les coureurs des bois jusqu’aux autoroutes et aux randonneurs, le plus vieil arbre du Canada a tout vu. Ce pin flexible qui vit depuis des milliers d'années au bord de la rivière Saskatchewan Nord, en Alberta, partage ses souvenirs.

Écrit par Allyson Gulliver; illustrée par Megan Wiebe

Mis en ligne le 28 janvier 2021

Nous sommes de vieux amis, cette pierre et moi. Nous sommes tellement proches que nous formons presque un tout. Qui sait quand un oiseau a laissé tomber la graine qui a réussi à trouver un tout petit peu de terre dans une fissure de cette pierre? La graine qui est devenue, eh bien, moi...

Le vent est glacial aujourd’hui, mais j’ai vu pire. J’entends des voix. Des humains, petits et grands, vêtus de blousons colorés et chaussés de bottes chaudes marchent vers moi. Je ne vois pas beaucoup de visiteurs, mais ceux qui viennent disent généralement tous la même chose.

« Regardez comme cet arbre est tordu! » et « Wow! Il est tellement vieux! »

Ils ont raison. Je suis tordu et je suis vieux. J’ai vu passer bien des jours, et bien des gens. Certains s’approchent de moi et touchent doucement mon écorce ancienne. D’autres me regardent en silence et secouent la tête, ébahis. Beaucoup passent tout droit. Ils ne savent pas que je suis peut-être le plus ancien de mon espèce, et peut-être même le plus vieil arbre de ce vaste territoire.

Je suis ici depuis des milliers d’années. Mon tronc, mes branches et mes racines se tordent trèèèès lentement vers les côtés et vers le haut. Ce n’est pas pour rien qu’on qualifie mon espèce de flexible : c’est parce que mes ramures se courbent et se tordent.

J’ai vu des buissons de baies fleurir, porter des fruits et se flétrir encore et encore. J’ai vu des générations de caribous faire leur chemin entre les sapins et les rochers. J’ai vu d’innombrables petites créatures à fourrure se précipiter d’une cachette à l’autre, et j’ai vu de gros mouflons accrocher leur laine sur les branches de mes cousins.

Je n’ai pas de souvenirs d’avant les Premières Nations. Les Anciens portaient des vêtements bruns comme le sol. S’ils devaient capturer un animal pour le manger, ils le remerciaient. Pendant des siècles, ils ont été les seuls humains ici.

Je les ai vus, du haut de mon promontoire, glisser en canot dans les eaux tourbillonnantes de la rivière. La rivière turquoise qu’ils appelaient la Kisiskâciwanisîpiy, sur laquelle même leurs talents de pagayeurs ne leur permettaient pas toujours de garder le cap. Ces remous seraient-ils la raison pour laquelle les gens appellent maintenant cet endroit Whirlpool Point? Ensuite, j’ai vu très peu de gens. Ceux qui continuaient à venir avaient de petites taches rondes sur le visage.

Ils semblaient plus sérieux qu’avant, comme s’ils avaient vu des choses terribles.

Il n’y a pas très longtemps, peut-être deux ou trois cents ans, j’ai vu passer de nouveaux humains. Seulement quelques hommes et, au début, toujours avec l’aide de gens des Premiers Peuples. Un ou deux avaient un visage d’un blanc rosâtre, et tous les autres leur montraient le chemin.

Certains de ces nouveaux venus semblaient différents. Ils portaient des ceinturons colorés et chantaient des chansons avec des mots que je n’avais jamais entendus. Leurs canots étaient remplis de piles de fourrures et de peaux de mes voisins animaux. Ces hommes parlaient de leurs parcours sur la rivière jusqu’à Rocky Mountain House et jusqu’à la lointaine York Factory. Ils appelaient la rivière la Saskatchewan, ou parfois la Saskatchewan Nord.

Je me souviens d’un de ces nouveaux venus, un homme curieux qui semblait savoir qu’il avait beaucoup à apprendre. Il était en canot lui aussi, avec beaucoup de gens pour l’aider en plus d’une petite femme à la peau sombre et d’enfants encore plus petits. Comme il n’arrivait pas à parler aux gens des Premiers Peuples, la femme parlait pour lui parce qu’elle était parente avec eux et qu’elle connaissait leurs mots. Il dessinait des images — des cartes géographiques — de tout ce qu’il voyait.

J’ai vu la rivière tourbillonnante se gonfler quand la chaleur revient chaque année et baisser ensuite quand l’eau de la fonte des glaciers coule vers l’est. Un jour, il y a peut-être un siècle environ, quand les jours se sont mis à rallonger, la rivière s’est fâchée.

L’eau venue de la montagne glacée a monté tellement vite qu’elle aurait pu renverser trois grands hommes debout sur les épaules les uns des autres. Tout ce qui se trouvait près des rives a été emporté en un rien de temps.

Avant que mes derniers anneaux se forment, la Saskatchewan Nord était la seule route pour arriver ici, mais certains des nouveaux venus étaient déterminés à pousser plus loin vers l’ouest sur une route terrestre. Les humains ne vivent vraiment pas longtemps, mais comme constructeurs de routes, ils peuvent faire beaucoup. Des sapins géants se sont écroulés par terre, et une puissance que je n’aurais jamais pu imaginer a fait exploser les rochers. Il y a maintenant une route noire et dure où les gens passent à toute vitesse en voiture et en camion. Quelques braves y roulent même à bicyclette, sans boîte de métal pour se protéger.

La route qu’ils parcourent porte le nom du cartographe David Thompson. Il n’y a pas de route qui porte le nom de sa femme des Premiers Peuples, Charlotte Small.

L’air est différent maintenant. Je sens dans mes aiguilles des choses étranges et invisibles qui se posent sur mes branches. Si j’étais une personne, je tousserais, mais comme je suis un arbre, j’attends une brise pure qui viendra sûrement.

Les eaux de la Kisiskâciwanisîpiy, la Saskatchewan Nord, sont parfois différentes elles aussi. Les nouveaux venus semblent penser qu’ils peuvent y déverser ce qu’ils veulent, mais la rivière est forte et les poissons y nagent toujours.

Je vois parfois des canots semblables à ceux d’autrefois, mais beaucoup moins chargés. Ils sont de couleurs vives et ne sont pas fabriqués avec des arbres que je connais.

J’aime bien que les gens viennent me rendre visite, qu’ils connaissent mon histoire ou pas. Je les aime tous, peu importe leur taille, leur habillement, la couleur de leurs cheveux ou de leur peau. Ils sont tous les bienvenus. Sur certains points, ils ont beaucoup changé au fil des années, mais sur d’autres, ils n’ont pas changé du tout.

Nous avons vu une foule de choses, ma pierre et moi. Nous en verrons encore beaucoup d’autres. Nous avons le temps.


Le pin flexible de cette histoire existe pour vrai. Il pousse sur une pierre à Whirlpool Point, sur la rivière Saskatchewan Nord, en Alberta, pas très loin du parc national de Banff. C’est un des plus vieux arbres du Canada, même s’il est impossible de connaître son âge exact. Les chercheurs qui en ont pris un échantillon avec une perceuse pour compter une partie de ses anneaux disent qu’il pourrait avoir 3000 ans... ou plus!

Beaucoup de gens des Premières Nations suivaient la Saskatchewan Nord pour parcourir de grandes distances, et les commerçants de fourrures arrivés au 17e siècle ont fait de même. La venue des Européens a apporté des maladies comme la variole, qui a tué un nombre incalculable d’Autochtones et qui laissait souvent des marques rondes sur la peau des survivants.

La route David Thompson, ouverte officiellement en 1975, passe à quelques centaines de mètres de l’arbre. Ce pin flexible avait probablement à peu près la même apparence qu’aujourd’hui quand David Thompson, Charlotte Small (dont on voit la statue ci-dessus) et leurs enfants l’ont vu au début du 19e siècle.

On peut aujourd’hui aller le voir en randonnée et, comme nous l’avons fait, essayer d’imaginer tous les changements qui se sont produits au cours de sa très longue vie. — Dave Belcher

Cet article est paru dans le numéro de février 2021 du magazine Kayak: Navigue dans l’histoire du Canada.

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