De la belle visite

À la découverte d'une nouvelle vie au Canada.

Texte par Paul Yee; illustrations de Brendan Hong

Mis en ligne le 20 janvier 2020

Un après-midi, dans la cour, j’étais en train de mettre de longues feuilles de chou vert à sécher sur des cordes et je n’arrêtais pas d'en laisser tomber par terre.

— Arrête de fixer la porte d'entrée! m’a grondée Ma.

Mais Ba pouvait arriver n’importe quand! Sa dernière visite remontait à quatre ans, en 1909, avant la naissance de Petite Soeur. Je me demandais toujours quel cadeau Ba allait m’apporter.

La dernière fois, c’était un jeu de cubes en bois. Des lettres et des chiffres étaient gravés et peints sur chaque surface. Je n’arrivais pas à les lire, mais tous les enfants du village s’en servaient pour jouer.

Comme ma famille habitait près du port de Hong Kong, les hommes du village allaient souvent travailler dans des pays lointains.

Ma, Petite Soeur et moi, nous restions à la maison où j’aidais à faire la cuisine et la lessive, à garder la petite et à prendre soin de mes grands-parents. Je n’avais pas le choix : à 12 ans, j’étais la plus vieille.

Mais mon cousin Kin-man, qui avait juste un an de moins, n’était jamais obligé d’aider — simplement parce qu’il était un garçon. Et je détestais ça.

Je ne l’avais jamais dit à personne, mais dans ma tête, le visage de Ba était un peu flou, même s’il me manquait beaucoup.

— Ma fille? a lancé une voix familière.

J’ai couru vers Ba et j'ai reconnu aussitôt la douce odeur de ses cheveux lissés avec de l’huile.

Avant que Ma puisse parler, il a demandé « Où est grand-père? » et il est parti en vitesse.

Il aurait dû prendre ma mère dans ses bras en premier. Elle s’ennuyait de lui encore plus que moi, mais elle me racontait toujours des choses sur lui. Par exemple, il raffolait de la pâte de crevettes sur le porc; il avait une voix riche, mais sa timidité l’empêchait de chanter et il adorait lire.

Grand-père dirigeait la maison d’une voix forte, avec un regard sévère. Même oncle Kwok, le frère aîné de Ba et le père de Kinman, ne le contredisait jamais.

Grand-père aidait à récolter le riz deux fois par année. Quelques mois auparavant, il avait voulu acheter une terre de son ami Vieux Choy, mais oncle Kwok voulait un champ plus proche de la maison.

Finalement, ils ont acheté de Vieux Choy. Et j’ai grommelé parce que je devrais marcher plus longtemps pour apporter à manger aux travailleurs dans le champ.

Puisque Ba était à la maison, parents et amis sont venus lui rendre visite. Je leur ai servi du thé et des collations dans le salon en l’écoutant parler de sa vie au Canada.

— La nouvelle route va de Vancouver jusqu’aux États-Unis! a dit Ba. – Un avion a atterri à l’aéroport, piloté par une femme pour la première fois! – L’immeuble le plus récent compte 17 étages!

— Vraiment? demandaient les visiteurs en secouant la tête, les yeux agrandis par l’étonnement.

En partant, à la nuit tombée, les visiteurs ont salué Ma et demandé à Ba :

— Cette fois, ta femme va te donner un fils, hein?

Ma a rougi et s’est éloignée.

— J’ai deux filles en bonne santé, a dit Ba. J’en suis très content!

« Non, tu ne l’es pas », ai-je pensé, le visage crispé. Ba ne m’avait pas apporté de cadeau. Il disait qu’il n’avait pas le temps d’aller dans les magasins puisqu’il occupait plusieurs emplois au Canada.

Quand les gens m’ont demandé ce qu’il m’avait rapporté, j’ai promis de le leur dire plus tard.

Et puis, Ba a dit :

– So-lin, viens me faire la lecture et me montrer ton écriture.

J’ai secoué la tête, perplexe. Lire et écrire? J’aurais bien aimé...

— Tu n’es pas allée à l’école? a demandé Ba, les sourcils froncés.

— Non, ai-je marmonné. Ba a étouffé un juron et s’est précipité vers la chambre de Grand-père. Je l’ai suivi, même si Ma me disait de ne jamais écouter les conversations des autres. Je ne pouvais pas m’en empêcher. Cette fois, il était question de moi!

— Comment as-tu pu? a crié Ba. J’ai envoyé de l’argent pour que So-lin aille à l’école. Et tu l’as dépensé au jeu!

— Ici, les filles ne vont pas à l’école, a répliqué Grand-père. On n’a jamais vu ça!

— Au Canada, elles font des études, a dit Ba.

— Gaspillage d’argent! a crié le vieil homme. So-lin va aller vivre dans le village de son mari; ses études ne nous aideraient pas.

— C’est injuste que les garçons soient les seuls à aller à l'école! a protesté Ba.

— J’en ai parlé aux anciens du village, a grondé Grand-père. Ils étaient d’accord avec moi!

Je suis partie en courant. Kin-man et ses frères allaient à l’école, mais pas les filles de mon entourage. Les garçons pouvaient aller jouer dans les collines, mais pas les filles. Les garçons prenaient le bateau pour l’Amérique du Nord avec leur père et leurs oncles, mais les filles n’allaient jamais nulle part.

Quelque temps avant le départ de Ba, de nombreux membres de la famille ont été invités à une fête chez nous. J’étais en train d’épousseter les meubles quand Grandpère m’a saisi le bras et m'a donné une claque sur le visage.

Ma peau était brûlante, mais je savais que je ne devais pas pleurer.

— Pourquoi as-tu fait ça? a demandé Ba.

— Cette petite idiote n’a pas nettoyé ma pipe! a crié Grand-père.

— Grand-mère m’a dit de ne pas le faire, aije répondu. Elle dit que fumer, ce n’est pas bon pour toi.

Le matin de son départ, Ba a dit au revoir à tout le monde. Il m’a prise par la main, et nous avons marché jusqu’à la barrière du village. Quand j’ai essayé de me libérer, Ba ne m’a pas lâchée.

— Cette petite vient avec moi, a-t-il dit à Ma et à Grand-père.

Je l’amène au Canada et elle va aller à l’école! C’était le plus beau des cadeaux!


Les premiers Chinois sont arrivés en Colombie- Britannique en 1858. Il s’agissait surtout d’hommes qui prévoyaient envoyer leur salaire à leur famille demeurée au pays, mais cela les obligeait à rester loin de leur femme et de leurs enfants pendant longtemps, parfois même plusieurs années.

À l’époque, les communications étaient très lentes et partager des nouvelles et de l’information coûtait cher. Comme la plupart des Canadiens d’alors n’appréciaient pas la présence des immigrants chinois, le gouvernement a tenté de décourager leur venue.

Il a imposé en 1885 une taxe d’entrée de 50 $ pour chaque personne qui venait de Chine. Quand cette taxe est passée à 100 $ en 1902, puis à 500 $ l’année suivante (environ 5 000 $ de nos jours), les travailleurs chinois ont eu du mal à faire venir leur famille au Canada.

Beaucoup d’immigrants chinois occupaient des emplois mal payés et recevaient souvent un salaire moins élevé que les Canadiens pour le même travail. La Colombie-Britannique ne les autorisait pas à occuper des professions qui leur auraient permis de gagner plus.

Il leur était donc difficile d’économiser pour des voyages en Chine.

Paul Yee est né à Spalding (Saskatchewan) et a grandi à Vancouver. Il a écrit de la poésie, des documentaires, une pièce de théâtre et des oeuvres de fiction pour enfants, adolescents et adultes. Son livre Ghost Train (Le train fantôme) a remporté en 1996 le prix du Gouverneur général en littérature jeunesse. Il vit à Toronto.

Cet article est paru dans le numéro hiver 2020 du magazine Kayak: Navigue dans l'histoire du Canada.

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