Ambitions arctiques

En 1996, le Conseil de l’Arctique voit le jour dans l’indifférence générale. Aujourd’hui, il s’agit de la principale tribune où les huit États de l’Arctique échangent et planifient l’avenir de plus en plus capital de l’Arctique.

Écrit par Governor General's History Awards Winner John English, lauréat du Prix d’histoire du Gouverneur général pour les médias populaires : le Prix Pierre Berton 2012

Mis en ligne le 24 mai 2013

En 2013, le Canada devient le président du Conseil de l’Arctique, une organisation à peine remarquée à sa naissance, en septembre 1996. Cette année-là, le Canada en est le président fondateur. L’organisation, à laquelle s’opposent les États-Unis, est sous-financée, et n’a ni secrétariat permanent, ni mandat, ni règles de procédures. Elle connaît des débuts difficiles.

Aujourd’hui, il s’agit de la principale tribune où les huit États de l’Arctique échangent et planifient l’avenir de plus en plus capital de l’Arctique.

Trois grands facteurs convergent pour former le Conseil de l’Arctique : premièrement, l’émergence de la coopération, de l’autonomie et de la détermination des peuples autochtones du Nord, surtout les Inuits; deuxièmement, une plus grande préoccupation pour l’environnement, la compréhension que l’Arctique joue un rôle clé dans les changements climatiques à l’échelle mondiale et que les peuples de l’Arctique sont exposés de façon chronique à des polluants organiques provenant de très loin; et enfin, la fin de la Guerre froide, qui a fait de l’Arctique une des zones les plus militarisées au monde.

Dans les années 1950, le gouvernement du Canada a revendiqué sa souveraineté en expulsant des familles inuites de leur foyer dans le nord du Québec et en les réinstallant dans le Haut-Arctique. Dans les années 1970, de tels gestes auraient été impensables.

Des leaders éloquents sont apparus parmi les Inuits qui ont exigé de faire partie des discussions entourant leur avenir. Dans le cadre de la soi-disant « révolution des droits » des années 1970, les gouvernements se sont montrés plus réceptifs aux demandes des Autochtones. Le grand projet de la Baie James dans le nord du Québec, par exemple, a donné lieu au règlement des revendications territoriales avec les Cris et les Inuits du nord du Québec.

La Société Makivik a été créée grâce aux produits de la Convention de la Baie James et du Nord québécois. Elle devient rapidement une pépinière de leaders, tels que Mary Simon, la première ambassadrice de l’Arctique au Canada. Avant sa nomination en 1994, elle a occupé les postes de présidente du Conseil circumpolaire inuit (CCI), créé en 1977, pour solidariser les Inuits de l’Alaska, du Canada et du Groenland.

Même si le CCI se querelle souvent avec des ONG internationales à vocation écologiste qui défendent les droits des animaux, il exhorte les autorités à accorder plus d’attention aux problèmes environnementaux, surtout dans les années 1980, alors qu’il apparaît évident que la pollution devient un problème majeur dans l’Arctique de l’Amérique du Nord. En même temps, les Scandinaves s’inquiètent des conséquences du délabrement des centrales nucléaires soviétiques, comme l’a montré la catastrophe de Tchernobyl, et des nombreux sous marins nucléaires dans les eaux avoisinantes.

Le 2 octobre 1987, le dynamique nouveau dirigeant soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, répond à ces craintes et offre de nouveaux espoirs pour l’Arctique. À Mourmansk, en URSS, la plus grande ville de l’Arctique, il prononce un discours mémorable qui aborde non seulement les problèmes environnementaux, mais également la militarisation croissante dans l’Arctique. Il demande aux nations arctiques de faire front commun pour protéger l’environnement fragile de la région et créer une « zone de paix » dans le Nord.

Cet appel est reçu avec indifférence, sauf du côté de la Finlande, qui accepte immédiatement l’offre de coopération environnementale. Les Canadiens, qui viennent de publier un livre blanc sur la défense favorisant un renforcement de la présence militaire canadienne et l’achat de sous-marins nucléaires pour patrouiller dans l’Arctique, rejettent les propositions de Gorbatchev du revers de la main.

Mais des pacifistes canadiens, des spécialistes de l’Arctique et des activistes autochtones s’opposent à la position de leur gouvernement. Avec une aide financière de la Fondation Walter & Duncan Gordon, plusieurs personnalités politiques et universitaires organisent un groupe de discussion sur l’Arctique afin de promouvoir une zone dénucléarisée dans l’Arctique et de créer un organisme de consultation et de coopération regroupant les États de l’Arctique. Franklyn Griffiths, de l’Université de Toronto, et la leader inuite, Rosemarie Kuptana, en sont les coprésidents.

La fin de la Guerre froide en 1989-1990 détruit les structures qui encadrent la politique internationale et libère l’Arctique des contraintes imposées par la confrontation de deux superpuissances. Le gouvernement canadien se retrouve avec une politique internationale, surtout dans les domaines de la défense et de l’Arctique, qui n’est plus en adéquation avec l’air du temps, une situation qui affecte plus particulièrement le premier ministre récemment réélu, Brian Mulroney, impatient de faire sa place sur la scène internationale.

Lorsque le mur de Berlin s’effondre, en novembre 1989, le projet canadien de bâtir des sous-marins nucléaires pour l’Arctique meurt rapidement au feuilleton. En outre, l’Union soviétique et le Canada partagent le plus long littoral de l’Arctique et les passages vers le Nord.

Le ministère des Affaires extérieures est maintenant d’avis que les propositions de Gorbatchev méritent une réponse, et le ministre de l’époque, Joe Clark, rédige un discours historique demandant la création d’un conseil de l’Arctique pour rassembler les États de l’Arctique afin de faire face ensemble aux problèmes politiques, environnementaux, sociaux et de sécurité de la région. Mulroney se rendra ensuite à Leningrad pour proposer la formation du Conseil de l’Arctique, le 24 novembre 1989.

Mais l’idée ne prend pas. L’Union soviétique commence à se déliter, Gorbatchev est affaibli et les États-Unis ne veulent rien entendre de la proposition de Mulroney, qui entend donner au Conseil un rôle en matière de sécurité. Alors que les superpuissances s’éloignent de la scène, de plus petits États demeurent actifs, comme certaines ONG qui, dès le début des années 1990, se précipitent pour combler le vide politique laissé par les grandes puissances.

Les Finlandais, horrifiés par la menace pour l’environnement que posent les déchets nucléaires abandonnés dans la foulée de l’effondrement de l’Union soviétique, décident de promouvoir une « stratégie de promotion environnementale de l’Arctique» (SPEA), officialisée à Rovaniemi, en Finlande, en juin 1991, par le Canada, le Danemark et le Groenland, la Russie, la Norvège, les États-Unis, la Finlande, la Suède et l’Islande.

La SPEA, comme le nom le laisse entendre, met l’accent sur l’environnement – les Américains continuent de s’opposer avec véhémence à toute composante de sécurité – et est composée de quatre groupes de travail : Programme d’évaluation et de surveillance de l’Arctique; Conservation de la faune et de la flore de l’Arctique; Protection de l’environnement maritime de l’Arctique et Urgence, prévention, préparation et intervention en cas d’urgence.

Mais surtout, la SPEA fait appel à la participation des peuples autochtones, qui sont déclarés des «participants permanents ». Ils prennent part aux réunions et groupes de travail et ne sont exclus que des réunions des chefs de délégation. Les premiers participants permanents sont le Conseil circumpolaire inuit, le peuple Saami de Scandinavie et des représentants des peuples autochtones de Russie.

La SPEA manque de ressources financières, mais surtout, de poids politique. On continuera donc, dans un contexte post Guerre froide, de promouvoir des tentatives de coopération à plus grande échelle dans l’Arctique.

Dans le cadre de « l’initiative finlandaise » pour créer une tribune vouée à l’environnement, le Canada continue de promouvoir l’idée d’un conseil de l’Arctique. Au début des années 1990, un nouveau concept de sécurité humaine émerge. Les détails sont encore vagues, mais essentiellement, il défend la notion selon laquelle la sécurité doit aller au-delà d’une vision État-centrique. En d’autres mots, les États se voient imposer des limites sur ce qu’ils peuvent faire dans leurs propres frontières et le traitement qu’ils réservent à leurs propres peuples.

Cette idée interpelle les Autochtones, surtout dans l’Arctique. La SPEA, à la suggestion du Canada, intègre une composante sur le développement durable en 1993, qui peut être reliée aux initiatives sur la sécurité humaine entreprises par Lloyd Axworthy après son entrée en fonction comme ministre des Affaires étrangères du Canada, en 1996.

Mais l’idée du Conseil de l’Arctique se heurte à une grande résistance, surtout de la part des États-Unis, qui veulent limiter le rôle des participants permanents de la SPEA et exclure toute discussion sur la sécurité. Cette tentative renouvelée du Canada visant à mettre sur pied un nouveau conseil échoue.

Mary Simon, alors ambassadrice de l’Arctique pour le Canada, frustrée par la situation, demande aux autres États s’ils seraient intéressés à former un conseil sans les États-Unis. La réponse est non. Le premier ministre Jean Chrétien fait alors appel à la diplomatie pour convaincre le président Bill Clinton d’accorder son soutien au Conseil. Ce dernier sera officiellement créé à Ottawa, en septembre 1996.

Le New York Times ne souligne pas l’occasion et la couverture médiatique au Canada se limite à un bref article dans la Presse canadienne. Il reste encore beaucoup à faire. Les groupes de travail de la SPEA continuent de former le noyau du nouveau Conseil. Les participants permanents restent présents à la table du Conseil, mais le rôle qu’ils sont appelés à jouer fait l’objet d’un débat acrimonieux. Il n’y a encore ni mandat, ni plan de travail.

Même si certains, dont le Canada, veulent que le Conseil se dote d’un programme distinct, visant une certaine cohérence intellectuelle en matière de développement durable, les États-Unis favorisent plutôt des projets individuels plus restreints et remettent en question la définition que donne le Canada du développement durable.

Il y a également controverse sur la place des observateurs; les participants permanents se méfient plus particulièrement des ONG environnementales. Simon, le premier président, fera face à d’énormes défis.

Sans surprise, les attentes sont modestes. Seulement trois personnes travaillent directement pour le secrétariat du nouveau Conseil, dont les bureaux se trouvent à Vanier, un quartier extérieur d’Ottawa loin des centres du pouvoir de la capitale. Lorsque le Canada transfère la présidence aux États-Unis, à la fin de son mandat en 1998, le sort du Conseil est plus qu’incertain.

Les groupes de travail poursuivent leurs précieuses recherches scientifiques et se désespèrent de l’absence d’intérêt des politiciens. Les ministres n’assistent pas aux réunions, les officiels dominent la prise des décisions et les Autochtones ont trop peu de ressources pour assumer les coûts de leur participation.

Au début du nouveau millénaire, le Conseil de l’Arctique est mis de côté, à la grande déception de ses promoteurs. Cette situation est également un irritant pour certains officiels, impatients de travailler à des dossiers qu’ils jugent plus importants.

Mais le Conseil de l’Arctique commence néanmoins à prouver son utilité. Il a en effet dirigé les travaux de recherche sur les polluants organiques persistants et montré l’importance de la collaboration entre les scientifiques et les Autochtones. Son influence est particulièrement remarquée lors de la Convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants de 2001.

En 2004, la présentation de l’évaluation de l’impact du climat dans l’Arctique marque un nouveau sommet et les conclusions de l’évaluation sur les effets globaux du réchauffement de l’Arctique ont un effet choc sur la population et les scientifiques. Soudainement, l’Arctique devient important; à la fin de la décennie, l’Arctique deviendra un sujet « en vogue ».

Le 29 mars 2010, Hillary Clinton sort d’une salle de réunion au lac Meech, au nord d’Ottawa. Première secrétaire d’État américaine à assister à une réunion du Conseil de l’Arctique, elle fustige le gouvernement canadien pour avoir convoqué une assemblée des cinq États côtiers de l’Arctique plutôt que le Conseil de l’Arctique au complet, qui comprend les Autochtones, ainsi que l’Islande, la Suède et la Finlande.

Elle réprimande sévèrement ses hôtes canadiens en déclarant que « toute discussion internationale sur l’Arctique doit inclure ceux qui ont un intérêt légitime dans la région. »

En écho aux arguments soulevés par le Canada vers le milieu des années 1990, Mme Clinton ajoute « j’espère que l’Arctique sera toujours une occasion de montrer notre capacité à travailler ensemble, et non à créer de nouvelles divisions. »

Lorsque l’administration de Bill Clinton s’est montrée sceptique à l’égard du Conseil de l’Arctique, la secrétaire d’État Hillary Clinton a défendu sa raison d’être avec éloquence. Ironiquement, le gouvernement conservateur de Stephen Harper s’était au départ montré dubitatif à propos du Conseil, probablement en raison de ses origines ancrées dans la diplomatie libérale et axées sur la sécurité humaine. Récemment, son attitude a changé et il en est devenu plus tard un ardent promoteur.

Peu importe la raison de ses premières hésitations, le gouvernement Harper reconnaît maintenant l’importance du Conseil de l’Arctique pour les intérêts internationaux du Canada. En effet, il souligne, avec raison, que ce sont les Conservateurs sous Mulroney qui ont proposé un tel conseil pour la première fois.

Le Canada fait du Conseil de l’Arctique le cœur de son approche dans la région et assumera la présidence en 2013, avec la ministre de la Santé, Leona Aglukkaq, comme chef du Conseil. Avec la fonte des glaces dans l’Arctique, la ruée vers l’exploitation de ses ressources et un monde qui se tourne vers le Nord comme jamais auparavant, le Conseil de l’Arctique semble promis à un avenir bien plus important que ses fondateurs ne l’auraient imaginé.

Governor General's History Awards Laurel John English est le rédacteur en chef général du Dictionnaire biographique du Canada et l’ancien directeur du Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale.

Cet article est paru dans le numéro décembre 2012-janvier 2013 du magazine Canada’s History.

Cet article est aussi offert en anglais.

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