En vase clos
Orillia (Ontario) août 1960
– Tu n’oseras jamais!
Les mots résonnaient dans la tête de Diane. Pourquoi n’avait-elle pas simplement dit non? Maintenant, si elle ne touchait pas à la clôture avant de retourner en courant vers ses amies, elles allaient la taquiner jusqu’à la fin des temps!
Elle avala péniblement sa salive. C’était juste une clôture, après tout. Aucune importance si tout le monde disait que l’énorme immeuble de briques rouges qui se trouvait derrière était rempli de gens terrifiants! Elle n’avait qu’à faire encore quelques pas, puis quelques autres...
Bonjour.
La voix était douce et gentille, mais elle fit quand même sursauter Diane. C’était sûrement une de ces personnes terrifiantes! Elle devait s’enfuir, et vite!
Mais la petite fille qui venait la voir en contournant un buisson de l’autre côté de la clôture n’était absolument pas terrifiante. Elle avait un visage rond et des yeux brillants, avec un petit sourire timide.
– J’ai 12 ans et je m’appelle Lysiane. Et toi?
Diane sentit son coeur se calmer un peu et réussit à sourire. La petite fille semblait bien gentille.
– Moi, c’est Diane. Je suis juste ici pour toucher à la clôture.
En disant ces mots, elle se sentit aussitôt mal à l’aise. Elle, après tout, elle pouvait faire demi-tour et rentrer chez elle. Mais Lysiane était coincée de l’autre côté. – Tu vis là? demanda Diane en montrant du doigt l’immeuble à plusieurs étages.
– Oui, répondit Lysiane, le visage assombri. Je n’aime pas ça. Une des gardiennes est gentille, mais l’autre me frappe quand je ne fais pas les choses comme il faut. Je m’ennuie de ma mère, de mon père, de mes soeurs et de mon petit frère.
Elle s’interrompit, les yeux pleins de larmes.
– C’était un tout petit bébé, et j’aimais tellement le serrer dans mes bras. Diane sentit son estomac se serrer. Elle ne pouvait pas imaginer vivre loin de sa famille.
– C’est comment, là-dedans?
– Ce n’est pas beau, répondit Lysiane après un bon moment. La peinture s’écaille sur les murs et ça sent les toilettes partout.
Elle agita la main vers un bâtiment en briques plus petit.
– Ils appellent ça un « chalet », mais à mon avis, un chalet est censé être une petite maison dans la forêt, et celui-là est affreux. On doit dormir toutes ensemble dans une pièce minuscule. J’avais une amie, ajouta Lysiane en soupirant, mais elle a été très malade et elle a été envoyée ailleurs.
– Je peux être ton amie! s’exclama Diane sans même y penser. Je vais venir te voir demain après l’école. Lysiane se mit à taper des mains et à danser en cercle, le visage illuminé d’un immense sourire.
– J’ai une amie! J’ai une amie! Une cloche se mit à sonner juste à ce moment-là, et son sourire disparut.
– Oh, non! Au revoir, Diane! fit Lysiane en se retournant pour courir vers le petit bâtiment sans ajouter un mot.
Diane attendait depuis une éternité. Elle allait bientôt devoir rentrer chez elle pour le souper, mais elle n’avait toujours pas vu sa nouvelle amie. Où était Lysiane? Elle ne pouvait pas rester plus longtemps. Ça n’était pas si mal quand elle pouvait parler à Lysiane, mais sans le sourire réconfortant de sa nouvelle amie, l’immeuble la rendait nerveuse. Toute triste, elle se retourna pour rentrer chez elle.
– Attends, Diane! Attends! Lysiane courait vers elle, de l’autre côté de la clôture. Son visage était sale et strié de taches, et la manche de sa robe était déchirée.
– Qu’est-ce qui s’est passé? demanda Diane. Lysiane semblait sur le point de pleurer – en fait, elle semblait avoir déjà pleuré.
– Une des grandes a dit que j’étais laide et stupide, et que mes parents ne voulaient pas de moi, alors toutes les filles ont ri de moi en m’enfonçant leurs doigts dans la peau et elles ont déchiré ma robe, dit Lysiane en levant le menton. Mais maintenant, mon amie Diane est là. Diane sentit monter sa colère.
– Ces filles-là ont tort, dit-elle en levant la main pour montrer à son amie ce qu’elle lui avait apporté.
– Tu m’as apporté une fleur, elle est magnifique! fit Lysiane, toute surprise. Elle tendit la main à travers la clôture et prit la tige très délicatement.
– Une fleur orangée, j’adore ça! – C’est un lys, dit Diane. Il y en a qui poussent tout le long du chemin près de chez moi. Ça m’a fait penser à toi. Lysiane porta la fleur à son visage et la frotta sur sa joue.
– Je suis une fleur. Je suis un lys, dit-elle en regardant Diane avec un sourire. Et j’ai une amie.
Nous avons inventé le personnage de Lysiane, mais son histoire est inspirée d’une vraie petite fille qui a passé son adolescence à l’Ontario Hospital School, un lieu généralement appelé toute simplement Orillia, du nom de la ville ontarienne où il se trouvait. (Il a pris plus tard le nom de Huronia Regional Centre.)
Cette école a ouvert ses portes en 1876, et elle était censée offrir des soins aux personnes ayant une incapacité intellectuelle qui affectait leur cerveau, qui nuisait à leur apprentissage et qui les empêchait de vivre seules. Il y avait beaucoup d’endroits de ce genre au Canada. Les gens qui y vivaient étaient souvent très mal traités. À l’époque de notre histoire, un journaliste en visite à Orillia avait indiqué qu’il y avait nettement trop de pensionnaires dans cette école et que l’odeur y était vraiment répugnante.
L’établissement a fermé ses portes en 2009. L’année suivante, des gens qui avaient déjà été enfermés là et dans deux autres établissements ontariens ont porté plainte contre la province devant les tribunaux. Certains survivants d’Orillia ont lancé un projet appelé « Remember Every Name », pour honorer la mémoire des milliers de personnes mortes là-bas.
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