Le cœur de la maison

Une grand-mère se rappelle avec nostalgie sa cuisine et son poêle à bois en compagnie de sa petite-fille, dans le Québec moderne des années 1980.

Text d’Allyson Gulliver; illustrations d’Arden Taylor Mis en ligne le 23 janvier 2024

Alma (QC), novembre 1983

Sophie mesure avec soin le sirop d’érable et le verse dans la mijoteuse avant de le mélanger aux petites fèves blanches séchées.

— Lard salé, fèves, eau, oignon, moutarde en poudre, mélasse, feuille de laurier, poivre — ça y est! Sa mère lui a appris à lire les listes d’ingrédients à haute voix pour être certaine de ne rien oublier.

— Ajoute un peu de vinaigre, ma belle, suggère sa grand-mère en levant les yeux de son tricot. Mais juste si ça te tente, ajoute-t-elle en souriant. C’est toi le chef!

— Merci, Mémère, dit Sophie. Elle n’y tient pas du tout, mais comme elle ne veut pas faire de peine à sa grand-mère, elle prend la bouteille de vinaigre et fait semblant d’en ajouter dans la casserole.

— On verra de quoi les fèves auront l’air, dit-elle en se lavant les mains. Tu veux aller t’asseoir dans le salon?

— Non merci, je suis très bien ici, dans la cuisine.

Sophie se laisse tomber sur une chaise près de la table.

— Pourquoi donc, Mémère? Tu t’assois toujours ici quand tu viens nous voir, même si le salon est bien plusconfortable.

— Mais la cuisine est plus...chaleureuse, répond sa grand-mère d’un air mélancolique. On passait tellement plus de temps tous ensemble quand on avait notre poêle à bois.

Sophie est envahie par des souvenirs de ses visites quand elle était petite — des images de Mémère en train d’ajouter du bois pour bien faire chauffer le poêle, en se servant d’une petite poignée en tire bouchon pour soulever un des éléments.

— Ça demandait beaucoup de travail, non? Et il faisait tellement chaud l’été!

— Mais il y avait toujours de l’eau chaude prête pour le thé, dit sa grandmère. Et c’était tellement confortable l’hiver, hein, Michel?

Le père de Sophie vient de rentrer après avoir enlevé la première neige de la saison dans l’entrée.

— En effet, maman, dit-il. Mais pas juste pour entretenir le feu. On passait aussi beaucoup de temps à couper du petit bois.

Sophie et lui se regardent en souriantet reprennent en même temps l’ordre mémorable que donnait toujours Mémère.

— Vous n’entrez pas si vous n’avez pas une brassée de bois!

— Mais, dit Mémère d’un air triomphant, le bois nous venait gratuitement de la ferme de ton oncle. L’électricité? On doit la payer. Et autrefois, on la perdait souvent, juste comme ça, ajoute-t-elle en claquant des doigts. Pas de lumière, pas de chauffage, sans avertissement. On ne savait jamais ni quand, ni pourquoi. Ça n’arrive pas avec un poêle à bois!

Mémère and Sophie take the bread out of the oven.

— C’est vrai, répond le père de Sophie en hochant la tête. J’ai toujours admiré ce que tu faisais avec cette chose. Je n’arrivais jamais à régler le feu à la bonne température. Tu étais une artiste du poêle à bois, maman — le pain était toujours doré, jamais brûlé.

— En plus, on pouvait laisser les fèves toute la journée sur le rond arrière du poêle et elles étaient parfaites pour le souper, ajoute Mémère. Je préfère encore ça à l’électricité.

Sophie regarde sa grand-mère, incrédule.

— Mais il faisait tellement noir en hiver. Et vous n’aviez pas de télé, ni de stéréo?

— L’électricité était utile pour bien des choses, mais elle nous donnait aussi beaucoup de travail, dit Mémère. Avec les lampes modernes, on voit tout — toutes les toiles d’araignée, toute la poussière. Quand on avait des lanternes ou des chandelles, on ne se préoccupait pas autant d’avoir une maison parfaitement propre.

— Et les soirées... ajoute-t-elle d’un air nostalgique. C’était tellement agréable! Tout le monde était dans la cuisine, pour faire des devoirs ou pour écouter la radio.

Sophie tente d’imaginer son père avec ses cinq frères et soeurs tous réunis dans la vieille cuisine avec Mémère et Pépère Tremblay. Ils étaient sans doute un peu tassés, mais comme le dit sa grand-mère, c’était certainement plus chaleureux.

— Je me suis habituée à tout ça maintenant, dit Mémère. C’est agréable de pouvoir lire aussi tard que j’en ai envie, et au début, j’ai bien aimé regarder La famille Plouffe. Mais ça serait utile d’avoir un endroit pour faire sécher les mitaines et les chaussettes mouillées, ou pour avoir toujours de l’eau bien chaude dans la bouilloire sans avoir à payer plus cher.

Le père de Sophie lui fait un clin d’oeil avant de se tourner vers sa mère.

— J’ai une idée. Je pense que ta cuisinière électrique est ici pour rester. Mais si on te trouvait un petit poêle à bois pour le salon? Tu pourrais lire ou regarder la télé pendant que tes chaussettes sèchent et que l’eau chauffe pour ton thé. Je suis même prêt à bûcher le petit bois.

— Oh, Michel! Ça serait merveilleux! dit Mémère avec un grand sourire avant de se tourner vers Sophie. Tu pourras venir faire tes devoirs le soir aussi souvent que tu voudras. Je pourrai même te faire cuire des fèves au lard... avec du vinaigre!

Les personnages de cette histoire n’ont pas réellement existé, mais bien des choses que raconte la mémère (comme on appelle parfois les grands-mamans en français au Canada) de Sophie faisaient partie de la vie des femmes partout au Canada.

Les poêles alimentés au bois nécessitaient beaucoup de travail et d’attention, mais ils étaient utiles pour bien des tâches. Ils servaient non seulement de cuisinières et de fours, mais ils permettaient aussi de garder de l’eau chaude, de faire sécher des choses et de chauffer la pièce sans que cela coûte un sou. (Sauf que, bien sûr, il fallait beaucoup d’heures de travail pour tailler et empiler tout ce bois.)

C’était généralement la mère de famille qui s’occupait du poêle, et elle devait apprendre comment en faire ce qu’elle voulait, ce qui n’était pas facile. Comme dans notre histoire, les gens passaient souvent les soirées d’hiver en famille dans la cuisine, qui était toujours la pièce la plus confortable de la maison. L’éclairage et le chauffage à l’électricité ont ensuite permis aux gens de faire différentes choses dans différentes pièces de la maison, ce qui a changé la vie des familles. (C’est un peu comme regarder des vidéos. Les gens regardaient autrefois les émissions ensemble en famille sur un seul téléviseur, mais aujourd’hui, s’il y a un bon service Internet, chacun peut regarder ce qu’il veut dans son propre espace.)

Alma a eu de l’électricité assez tôt. (Quatre villages se sont réunis pour former cette ville en 1962.) L’immense centrale électrique de l’Isle-Maligne a été construite en 1926 sur une rivière de la région. Elle fournissait de l’électricité à une aluminerie et à une papeterie. Quand la province a commencé à augmenter rapidement sa production d’électricité, plusieurs petites communautés du Québec sont devenues responsables de la distribuer. La plupart des installations ont fini par être intégrées à Hydro- Québec, mais il en existe encore une dizaine d’indépendantes dans la province, y compris dans la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean où se trouve Alma.

Cet article est paru à l’origine dans le numéro de février 2024 de Kayak : Navigue dans l’histoire du Canada.

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