Pierre Fortin, roi du golfe du Saint-Laurent
Pierre Fortin patrouille dans le golfe du Saint-Laurent de 1852 à 1867. Il est ensuite élu député de Gaspé et continue de défendre les intérêts du Québec maritime au Parlement.
Les frontières québécoises du golfe du Saint-Laurent sont inchangées depuis 200 ans. En 1825, le Bas-Canada récupère la Côte-Nord, depuis l’île d’Anticosti jusqu’à Blanc-Sablon. Ce vaste territoire maritime avait été rétrocédé à Terre-Neuve, en 1809, parce que le gouvernement bas-canadien n’avait pas su, entre autres, défendre le Labrador contre les attaques de la France en 1796.
L’État colonial déploie sa présence sur le golfe du Saint-Laurent dès 1826. Le gouverneur George Ramsay, comte de Dalhousie, engage le capitaine écossais William Kinnear Rayside pour patrouiller sur les eaux territoriales. L’année suivante, le gouvernement fait construire le Kingfisher, un brick armé de huit canons, destiné à la protection des pêcheries.
Selon les traités de 1783 et de 1818, les Américains ont le droit de pêcher partout dans le golfe du Saint-Laurent. Les pêcheurs locaux ont souvent des démêlés avec ceux des États-Unis et souffrent encore plus du manque de protection de la justice lorsque le Kingfisher cesse ses activités en 1831. Dans L’influence d’un livre, publié en 1837, Philippe Aubert de Gaspé fils se moquera quand même de ce navire dont les maigres faits d’armes sont vite oubliés.
Durant les 20 années suivantes, les eaux nationales ne sont patrouillées qu’une fois l’an par la Royal Navy. En ce qui concerne les juges de paix et les douaniers qui résident aux marges du pays, ils parviennent mal à faire respecter les lois. Pilleurs de navires naufragés, contrebandiers et brigands font régner la terreur en Gaspésie, aux Îles-de-la-Madeleine et sur la Côte-Nord.
Le commandant Pierre Fortin
Le Parlement de la province du Canada (1841-1866) s’intéresse à la protection des populations du golfe après l’étude d’une pétition, signée en 1849, par le capitaine Antoine Talbot. Celui-ci raconte avoir été chassé du poste de pêche qu’il a bâti non loin de Blanc-Sablon. Soixante hommes armés venus des États-Unis, écrit-il, se sont emparés de ses propriétés. D’autres témoins déplorent que le gouvernement n’ait aucune autorité sur les rives du golfe du Saint-Laurent.
En 1851, les réformistes Louis-Hippolyte LaFontaine et Robert Baldwin s’engagent à doter leur gouvernement d’un navire dévolu à la police sur le golfe du Saint-Laurent. Le ministre Augustin-Norbert Morin cherche un meneur d’hommes pour commander ce voilier. Il choisit Pierre Fortin.
Né à Verchère en 1823, Fortin passe sa jeunesse à La Prairie. Après le collège classique, il termine ses études de médecine au McGill College en 1845. Lorsque le typhus s’abat à Grosse-le, en 1847, il va y soigner les immigrants irlandais. Il est de retour chez ses parents lorsque, le 25 avril 1849, des émeutiers conservateurs mettent le feu au parlement de Montréal. Fortin se joint aux nombreux concitoyens volontaires venus, dans la métropole, pour prêter main-forte au gouvernement réformiste. Armé d’un bâton de constable, Fortin se distingue de la foule par son air martial et ses six pieds deux pouces!
Le gouvernement le recrute pour former et diriger un corps de police à cheval, composé de 50 hommes. Cette force constabulaire patrouille ensuite les rues de Montréal pour refréner d’autres actes séditieux. La cavalerie provinciale est démantelée quand Montréal perd son statut de capitale permanente au profit de Toronto et de Québec (en alternance) à compter de 1850.
Le navire du gouvernement
Le 15 juin 1852, Pierre Fortin, âgé de 28 ans, part accomplir sa mission de « magistrat stipendiaire » : c’est-à-dire qu’il est à la fois juge de paix et commandant de l’équipage de la goélette armée L’Alliance. Ce navire est piloté par le capitaine Antoine Talbot, celui-là même qui avait été spolié par des pirates américains. Durant cette première croisière sur le golfe du Saint-Laurent, Fortin se plaint déjà de la lenteur de son voilier. Il presse le gouvernement de lui construire un vaisseau qui battra de vitesse tous les autres bâtiments de mer.
Mise à l’eau le 2 juillet 1855, La Canadienne est un chef- d’œuvre d’architecture navale. Cette magnifique goélette est construite à Québec, selon les plans d’un navire américain ayant remporté une course – le Royal Yacht Squadron – en Grande-Bretagne, en 1851. Fortin écrit que La Canadienne est la plus rapide : « En primant de manœuvre tous ces bâtiments de pêche et en les gagnant de vitesse, on montrait à leurs équipages qu’on pouvait les atteindre en tout temps, et on les mettait ainsi en garde contre toute tentation de violer nos lois et de commettre des actes de déprédation sur nos côtes. »
Une discipline de fer règne à bord. Fortin commande 26 personnes, parmi lesquelles se trouvent 18 marins armés de pistolets, de carabines et de sabres-baïonnettes. Tous sont Canadiens français, ce qui enrobe cette entreprise d’un verni national. Comme son oncle Ludger Duvernay – le créateur de la Fête nationale du Québec les 24 juin –, Fortin est fier de ses origines.
Fortin fait la police auprès des 30 000 habitants du Bas-Canada maritime. Une population qui partage les ressources du golfe avec les 15 000 à 25 000 pêcheurs américains et ceux des provinces maritimes venus, chaque année, capturer morues, harengs et maquereaux. D’aucuns usent de violence pour s’approprier les meilleurs sites de pêche. Des filets sont détruits en mer et, sur terre, des marins ivres commettent des vols ou, comme le note Fortin aux Îles-de-la-Madeleine, forcent « l’entrée des maisons pour y passer la nuit à danser ».
L’époque où la loi du plus fort était la seule reconnue par les équipages est révolue. Un contemporain, l’historien James MacPherson Le Moine, écrit que Fortin devient « un véritable redresseur de torts ». Toute résistance est impossible lorsque La Canadienne, armée de quatre canons, mouille un port. Son commandant demeure intraitable avec les criminels.
Les honnêtes habitants ont droit à une autre facette de sa personnalité. Dès qu’ils aperçoivent La Canadienne, les pêcheurs s’empressent de monter à bord, heureux de serrer la main du sympathique commandant. Certains dénoncent les méfaits dont ils ont été victimes. D’autres font appel à ses qualités de médecin, sachant que Fortin se fera un devoir de les soigner gratuitement.
Il a d’autres atouts. L’homme politique et écrivain Laurent- Olivier David le décrit, selon les critères de son temps, comme le plus bel homme du pays. En plus, il a une magnifique voix et on l’invite à chanter en public.
Le député, ministre, président et sénateur
Fortin fait le saut en politique à l’avènement de la Confédération de 1867. Il est élu député de Gaspé sur les scènes provinciale et fédérale. Jusqu’en 1874, il est permis aux parlementaires de siéger à la fois à Québec et à Ottawa.
Les discours de Fortin en Chambre s’inscrivent en continuité de ses expériences passées aux commandes de La Canadienne. La préservation des ressources naturelles lui importe. Bien en avance sur son temps, il affirme que les poissons ne sont pas une ressource inépuisable. Il prêche aussi pour une saine gestion des forêts. Son regard est résolument tourné vers l’avenir. Dès 1869, il prédit les dangers futurs du réchauffement climatique!
En 1873, le premier ministre du Québec Gédéon Ouimet le nomme ministre des Terres de la Couronne. Protéger les forêts contre les incendies demeure sa priorité. Le scandale des Tanneries, une transaction de terrains qui désavantage le gouvernement, vient cependant ternir l’image de l’administration en 1874. Fortin est étranger à cette affaire, mais il démissionne parce que le cabinet conservateur a perdu la confiance de la population.
Aux élections générales de 1875, les conservateurs sont néanmoins reportés au pouvoir au Québec. Les députés élisent Fortin orateur (président) de l’Assemblée législative. Il se fait alors le promoteur d’un grand projet : il « harcèle » les ministres fédéraux jusqu’à ce que soit construit un vaste réseau de télégraphie autour du golfe du Saint-Laurent. Ce système de communication par câbles sous-marins, terminé en 1891, permet de venir en aide aux navires naufragés; il permet aussi à tous les villages riverains de rester en contact avec les capitales, lorsque prend fin la saison de navigation et que les glaces envahissent le golfe.
Edmund James Flynn entre en scène. Candidat défait à l’élection provinciale de Gaspé, il accuse Fortin d’avoir été élu en raison de manœuvres frauduleuses. Le docteur Napoléon Lavoie, le successeur de Fortin sur La Canadienne, met le navire du gouvernement au service de cette cabale libérale. Lorsque la cause est portée en justice en 1876, Fortin doit démissionner de son poste d’orateur. Il est ensuite innocenté par le juge, mais l’un de ses collaborateurs est reconnu coupable de corruption. Fortin doit laisser son siège de député, mais il est sitôt réélu contre Flynn dans une partielle.
À Québec, les travaux parlementaires de 1878 prennent fin après que le lieutenant-gouverneur Luc Letellier de Saint-Just démet les conservateurs pour les remplacer par un gouvernement libéral. Ce « coup d’État » amène Fortin à poursuivre sa carrière au fédéral. À Ottawa, il continue de défendre les intérêts supérieurs des pêcheurs québécois. Sans cesse, il lance un cri d’alarme concernant la diminution des stocks de morues. Or, les autres parlementaires croient encore que « la fécondité de la nature est si puissante qu’elle domine l’art destructeur de l’homme ».
Parce que la maladie le gagne, le premier ministre John A. Macdonald le nomme au Sénat en 1887. L’année suivante, Pierre Fortin meurt célibataire… dans la demeure de sa fille unique, Suzanne-Marie, entouré de ses petits-enfants.
Un avant-gardiste
« Cet homme, vous le connaissez, tout le monde le connaît », écrit-on dans les journaux du XIXe siècle. Les hauts faits d’armes du commandant de La Canadienne sont même ancrés dans le récit imaginaire Les brigands de la Côte, publié par l’écrivain Honoré Beaugrand en 1875. Pourquoi alors Pierre Fortin ne figure-t-il pas dans les grandes synthèses historiques? Peut-être parce qu’il s’est illustré en périphérie du territoire québécois plutôt qu’en son centre.
Le commandant Pierre Fortin, le roi du Golfe, mérite pourtant sa place au panthéon, au même titre que le curé Antoine Labelle, le roi du Nord. Ses préoccupations visionnaires font encore les manchettes aujourd’hui. Préservation des ressources halieutiques du golfe Saint-Laurent, développement durable des forêts québécoises, réalisation d’un réseau fiable de télécommunication à travers le Québec maritime sont les grandes batailles politiques menées par Pierre Fortin.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Traces de la Société des professeurs d’histoire du Québec (SPHQ).