De la place pour grandir

Peu importe d’où nous venons, nous sommes tous Canadiens.

Écrit par Adrienne Clarkson

Mis en ligne le 1 juin 2017

Grande question

Qu’est-ce qu’on entend par nation d’immigrants?

 

Lorsque ma famille est arrivée dans ce pays avec une seule valise par personne, nous avons eu la chance d’être accueillis par des Canadiens nommés Potter, Marcotte, Proulx et Molot. Ils nous ont pris sous leur aile, même s’ils n’avaient pas de raison particulière de le faire.

Tous ces Canadiens ont été accueillants et chaleureux envers mes parents, mon frère et moi. Leurs enfants nous ont accompagnés à l’école; les femmes ont montré à ma mère à faire la cuisine. Nous avons découvert le Canada en rencontrant ses habitants et en étant soutenus par eux. Tous ces Canadiens — nos premiers amis — ont été formidables avec nous. Nous étions en plein cœur de la Deuxième Guerre mondiale, en 1943, et ils ont eu pitié de nous car nous avions tout perdu. Ils nous ont dit ce qu’ils pensaient nous faire le plus plaisir : « Dans une génération, vos enfants seront des Canadiens. » Lorsque nous étions seuls, mon père disait toujours, après avoir entendu une version ou une autre de cette phrase, « nous n’attendrons pas une génération, vous êtes déjà des Canadiens! »

Je le croyais alors et je le crois encore maintenant. J’ai toujours pensé que je pourrais et que je voulais être Canadienne. À l’âge de trois ans, il aurait été difficile pour moi de comprendre que cela se traduisait non seulement par l’acceptation des personnes qui étaient déjà ici, mais qu’il faudrait que je fasse moi-même certains ajustements, et que cela me ferait peut-être perdre une partie de mon identité.

Toutes les personnes qui ont immigré ici ont perdu quelque chose. Nous avons tous perdu la place que nous occupions dans la société où nous sommes nés. Nous avons perdu la connaissance de qui nous étions dans notre lieu de naissance — dans les rues et les montagnes, près des lacs et de la mer de notre pays d’origine. Nous avons perdu la géographie de nos paysages matériels et immatériels. C’est pourquoi toutes les personnes qui s’installent dans un nouveau pays et qui viennent y faire leur vie doivent être admirées pour leur courage et leur acte de foi envers un avenir meilleur. Peu importe d’où nous venons, nous sommes tous Canadiens.

Souvent, les nouveaux arrivants dans un pays n’essaient même pas d’évaluer cette perte. Dans ma famille, mon père nous disait qu’il ne fallait pas penser à ce que nous avions perdu, qu’il ne fallait plus revenir en arrière. En regardant devant nous, comme le faisait mon père, nous gagnerions davantage que ce que nous avions perdu. Je n’ai jamais oublié ce sentiment que ma vie serait plus riche qu’elle ne l’avait jamais été pour mes parents.

En grandissant dans la petite ville d’Ottawa, j’ai vu des gens arriver après la Deuxième Guerre mondiale que l’on appelait des personnes déplacées : elles ont été accueillies dans notre pays parce qu’elles n’avaient nulle part où aller. J’ai vu des gens avec un numéro tatoué sur le bras, sortant des camps de concentration nazis, et qui travaillaient au magasin du coin. J’ai accueilli des enfants dans ma classe qui ne parlaient pas anglais en 9e année, mais qui ont appris la langue en trois mois, ne conservant qu’un léger accent.

J’ai vécu aux côtés de ces histoires d’espoir et de salut toute ma vie. Et j’ai moi-même vécu l’espoir et le salut. C’est probablement pour cette raison que je suis prête à ce que les choses continuent de se dérouler comme elles se sont toujours déroulées. Pour moi, le Canada sera toujours ce qu’il a été pour ma famille — un lieu qui accueille les gens et qui sait que même si ces gens ont perdu quelque chose, ils sont prêts à tout recommencer pour compenser cette perte et bien davantage.

Tout le monde sait que le Canada est devenu un pays d’immigrants dès que les Français mirent le pied sur ses berges, au 16e siècle, et commencèrent à bâtir des alliances avec les peuples autochtones pour s’y installer. Le fleuve Saint-Laurent nous a permis de découvrir l’intérieur de ce continent dès l’arrivée des premiers colons. Nous n’avions besoin que de l’aide des Premières Nations pour nous montrer la voie à suivre. Nous ne sommes pas restés un peuple de navigateurs, et nous ne le sommes pas devenu, même après que les Britanniques reprirent le pays des mains des Français, au 18e siècle. Notre destinée a toujours été de pénétrer plus avant sur le territoire par ses lacs et ses rivières.

Je crois que l’ouverture de notre pays — qui était alors habité par les peuples autochtones — est un peu à l’image de ce réseau de cours d’eau, en disséminant ses immigrants partout au pays. L’eau n’est pas qu’une métaphore au Canada : elle est le moyen par lequel nous avons découvert ce continent, qui fait maintenant partie de notre identité.

En tant que nouveaux arrivants, nous n’aurions jamais pu explorer le continent sans l’aide des Autochtones. Ils nous ont montré comment fabriquer des canots avec de l’écorce. Seul le canot permettait de parcourir ce pays sans chemins, où les chevaux et carrioles auraient été inutiles. Les colonisateurs français étaient déterminés à avancer au cœur des terres pour en exploiter les richesses. Leur destination était la Chine, mais leur objectif réel était de faire fortune.

Cette richesse, ils la trouvèrent dans la fourrure de castor, animal qui vit dans les cours d’eau du continent. Et c’est elle qui a façonné le pays qu’est devenu le Canada. L’économiste politique Harold Innis a souligné que la découverte du pays par ses lacs et ses rivières nous distingue, elle a donné lieu à un autre genre d’entité économique. Nous sommes devenus un pays par osmose. Nous n’avons pas eu à transporter gens et marchandises d’un bout à l’autre du continent, comme sur un chemin ou un sentier. Les cours d’eau, et l’aide des Autochtones, ont permis l’expansion du monde européen sur le nouveau continent.

En comparaison, nos voisins des Treize Colonies, au sud, se sont concentrés sur leur proximité avec l’océan. Ils ont commencé à cultiver le tabac, le riz, le blé, le maïs et l’indigo en fonction des différentes zones climatiques. Ensuite, plusieurs décennies après l’indépendance américaine, ils ont misé sur le coton. La dépendance au coton, et par conséquent aux esclaves, a alimenté la formidable et puissante économie qu’est devenue l’Amérique.

Notre histoire à nous repose sur le commerce de la fourrure et sur la collaboration avec les Premières Nations pour trouver, trapper et traiter les peaux de castor, et les expédier vers les villes à bord des mêmes canots qui ont transporté leurs commerçants. Je crois que l’histoire du commerce de la fourrure nous aide à comprendre la façon dont nous avons fait notre place dans ce pays. C’est pourquoi l’importance qu’Innis accorde aux cours d’eau est au cœur de l’idée que nous nous faisons de notre pays.

Bien sûr, vers la fin du 19e siècle, le chemin de fer transcontinental a vu le jour, permettant aux gens qui arrivaient par bateau de se rendre à l’autre bout du pays. Plus tard, les gens ont voyagé en avion. Mais je suis convaincue que ces deux premiers siècles marqués par le commerce de la fourrure ont donné à notre pays sa véritable personnalité. Même si vous êtes un Chinois de Hong Kong, cette histoire transparaît dans tout ce que le Canada vous a donné et dans votre nouvelle identité canadienne.

En 1942, lorsque ma famille a immigré, ce pays était à prédominance Blanche, Britannique et insulaire. Mais nous avons rencontré des Canadiens-Français, nous avons entendu parler le français et nous avons compris qu’il y avait quelque chose d’original dans cette combinaison de langues. De plus, les habitants du pays avaient des valeurs nobles et s’étaient dotés d’un solide système de démocratie parlementaire et du common law. Ce niveau de complexité supplémentaire, soit cette population francophone, qui a son propre système juridique et qui fait partie du tissu social canadien, rend le Canada différent, et cette différence nous distingue des Américains.

À l’époque où j’allais à l’école, la géographie était enseignée en profondeur et les noms de tous les explorateurs m’ont permis de comprendre ce qu’était notre pays et ce qui a justifié son exploration de fond en comble. L’exploration de l’Ouest par David Thompson, Peter Pond et Samuel Hearne était héroïque et extraordinaire. Les missionnaires, qui ont tenté de répandre la parole de Dieu le plus loin possible, donnent un côté romantique à l’histoire de notre pays. Et l’histoire des Sœurs Grises de Montréal, qui ont voyagé en canot dans l’ouest et le nord du Canada au 19e siècle afin de prodiguer des soins aux malades, témoigne d’un véritable héroïsme. Je suis toujours étonnée de voir à quel point cet exploit est si peu célébré. Et toutes ces explorations reposaient sur le réseau de cours d’eau de notre pays.

Notre grand intellectuel, Malcolm Ross, écrit que le Canada est un peu à l’image d’un bac à glace en train de fondre. Les cubes représentent l’identité des personnes qui arrivent ici; alors que les glaçons fondent lentement, leur eau se mélange. J’ai toujours aimé cette analogie, car je crois qu’elle nous convient bien et qu’elle explique qui nous sommes. Elle montre que nous avons déjà été solides et que nous pouvons devenir fluides, mais qu’à tout moment, nous pourrions redevenir solides. Une fois que les séparations du bac à glace sont retirées et que les glaçons commencent à fondre, nous ne formons plus qu’une seule masse d’eau.

Je crois également que nous sommes très différents de nos ancêtres européens : nous avons peut-être leur apparence, nous parlons un peu comme eux, mais nous ne sommes pas eux. Les États-Unis d’Amérique ont eu beaucoup plus de succès à promouvoir le modèle européen dans le pays que forment aujourd’hui ces états. Comme l’a souvent souligné John Ralston Saul, ils ont parfaitement adapté le système westphalien à leur situation. Au Canada, rien de tel ne s’est produit, parce que nous étions Anglais, Français et Autochtones, et parce que notre géographie et la façon dont nous l’avons explorée ne se prêtaient pas à un modèle westphalien. Le fait que nous étions Catholiques et Protestants, Autochtones, Français et Anglais, et que nous avons pénétré plus avant dans ce pays sauvage nous rend complètement différents.

Les États-Unis ont développé leur modèle européen en fonction de la nature déclarative de la vie américaine : la Déclaration d’indépendance et l’émancipation des esclaves. Notre propre modèle ne repose pas sur la formulation de telles déclarations écrites, mais sur quelque chose de plus incarné, de vécu et d’absorbé. En fait, nous sommes une nation soluble. L’eau a continué d’être très importante pour nous, même lorsque le commerce de la fourrure s’est essoufflé et que nous avons dirigé notre activité économique vers le bois. Il fallait transporter ces billots sur les rivières afin qu’ils soient transformés et envoyés outre-mer, en Grande-Bretagne et vers d’autres marchés européens.

Nous n’avons pas attendu les méthodes de culture européennes pour ouvrir au monde notre partie du continent. Dès le début du 17e siècle, Samuel de Champlain faisait déjà du commerce avec les populations du territoire, traçant ainsi les contours d’une politique économique de l’intérieur complexe. Et nous n’avons pas attendu non plus de coloniser le pays en fonction de critères précis lorsque nous avons haussé les seuils d’immigration au début du 20e siècle. Selon le Conseil canadien pour les réfugiés, 41 681 immigrants sont arrivés au Canada en 1900. En 1913, avec les politiques d’immigration de Sir Clifford Sifton, sous le gouvernement de Wilfrid Laurier, ce nombre est passé à 400 810. Le territoire lui-même était déjà prêt à recevoir tous ces gens, par la nature de son exploration, mais également par la nature de son économie, axée sur le commerce des fourrures et du bois.

Lorsque je suis en Europe, les gens me disent souvent : « Bien sûr que vous pouvez accueillir autant d’immigrants, vous avez un si grand pays ». C’est un peu comme s’ils pensaient que les gens étaient répartis équitablement sur tout le territoire, chaque immigrant occupant un kilomètre carré du sol canadien. Rien n’est plus faux. Nos immigrants affluent vers les grandes villes, comme ils le font ailleurs en Europe. Nous avions une politique pour coloniser les Prairies, mais cette immigration a toujours eu pour but de cultiver la terre. Les nouveaux arrivants recevaient des animaux, des semences et des outils. Rien n’a été laissé au hasard dans la façon dont nous avons colonisé l’Ouest.

Notre façon d’accueillir les immigrants est fortement influencée par notre passé. Bon nombre d’entre nous sont des immigrants ou proviennent de familles d’immigrants. Mais il ne faut pas oublier que la connaissance et l’accueil des peuples autochtones ont été essentiels à l’immigration au Canada. Une déclaration du Grand Chef John Kelly dans le cadre de la Commission royale sur l’environnement du Nord de 1977 témoigne de la remarquable générosité des premiers habitants de ce pays. Kelly décrit comment les Ojibwés ont été trahis par le Traité 3, qui a été signé en 1873. Dans cette entente, les Ojibwés cédaient 14 245 000 hectares de territoire dans la région qui se trouve aujourd’hui au nord-ouest de l’Ontario, en échange de paiements annuels, de réserves, d’équipements agricoles et d’autres outils. Cependant, de nombreux membres de cette nation affirment que leurs ancêtres ne voulaient, par cette entente, que partager le territoire avec le gouvernement; il n’était pas question de le céder entièrement.

Dans son témoignage, Kelly souligne que nous faisons tous partie du même cercle, et que nous dépendons tous des mêmes ressources. Nous travaillons ensemble en laissant les autres entrer dans ce cercle, mais non par le pouvoir de la hiérarchie, par l’imposition d’une volonté ou par la force. Cependant, cette idée laisse entendre que nous, à notre tour, devons faire preuve d’ouverture : [TRADUCTION] « Il nous apparaît que le cercle des Ojibwés s’agrandit au fil des ans. Des Canadiens de toutes couleurs et de toutes religions pénètrent dans ce cercle. Vous pensez avoir des racines ailleurs, mais en réalité, vous êtes ici, avec nous. Je ne sais pas si vous ressentez le cœur de cette terre qui bat, si vous sentez que l’ours est votre frère et qu’il a un esprit plus pur et plus fort que le vôtre, ou encore si vous croyez que le wapiti est une forme de vie supérieure à l’homme. Vous ne ressentez peut-être pas la même angoisse spirituelle que moi lorsque je vois la terre ravagée par un étranger, mais vous n’échapperez pas à mon sort lorsque la terre deviendra stérile et que les rivières seront empoisonnées. Bien contre mon gré, et sans doute contre le vôtre, le temps et les circonstances nous ont placés dans le même cercle. Ainsi, je ne viens pas vous demander de me sauver du monstre étranger du capitalisme et de la technologie. Je viens vous informer que mon danger et aussi votre danger. Mon génocide est aussi votre génocide. Pour commettre un génocide, il n’est pas nécessaire de bâtir des fours et des camps. Tout ce qu’il faut, c’est supprimer les fondements d’un mode de vie. »

[TRADUCTION] « Les immigrants de la 11e heure recevront le même traitement que ceux qui sont ici depuis longtemps. » —Wilfrid Laurier

Parce que nous pouvons tous nous voir dans ce cercle, parce que nous pouvons nous toucher, cette proximité nous permet d’entendre les histoires des autres, de nous rencontrer et de comprendre que nous sommes tous sur le même territoire. Il est très difficile de refuser à un peuple le droit à l’appartenance lorsque tous ses membres sont dans le même cercle, main dans la main. C’est la forme de reconnaissance la plus puissante de notre appartenance à la race humaine.

Bien entendu, par le passé, nous avons tenté de nier à d’autres leur place dans le cercle. Nous avons connu des épisodes sombres, comme la taxe d’entrée aux Chinois, le déplacement forcé des Canadiens-Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale, le refoulement des migrants indiens du Komagata Maru et le refus d’accueillir les réfugiés juifs désespérés à bord du MS St. Louis au début de la Seconde Guerre mondiale. Ce sont des moments honteux de notre histoire. Cependant, nous avons toujours tenté de réparer nos torts. C’est ce qui nous permet d’être une société saine. Cette façon de faire ne nous a pas rendus meilleurs que les autres, mais elle nous empêche simplement d’être malade.

Les plus sages parmi nous ont compris que nous devons accepter le monde avec la même ouverture que les peuples autochtones. En 1840, Louis-Hippolyte LaFontaine, le catholique francophone qui est devenu premier ministre du premier gouvernement responsable de notre pays, la Province du Canada, a déclaré dans son adresse aux électeurs du comté de Terrebone : « Le Canada est la terre de nos ancêtres; il est notre patrie, de même qu’il doit être la patrie adoptive des différentes populations qui viennent, des diverses parties du globe, exploiter ses vastes forêts dans la vue de s’y établir et d’y fixer permanement (sic) leurs demeures et leurs intérêts. Comme nous, elles doivent désirer, avant toute chose, le bonheur et la prospérité du Canada. C’est l’héritage qu’elles doivent s’efforcer de transmettre à leurs descendants sur cette terre jeune et hospitalière. Leurs enfants devront être, comme nous, et avant tout, Canadiens. »

Les phrases clés de ce discours, comme « patrie adoptive », « diverses parties du globe », « avant toute chose, le bonheur et la prospérité du Canada » sont encore pertinentes pour nous aujourd’hui. L’évolution logique observée dans ce pays repose sur l’idée fondamentale qui a été énoncée à l’origine par LaFontaine. Ces idées doivent nous guider au delà de 2017.

En tant que Canadiens, nous avons rapidement compris la complexité de notre histoire — deux langues et deux religions, pour commencer. Nous avons tellement bien intégré cette réalité que l’ambiguïté, la frustration et un certain inconfort sont acceptables et même souhaitables pour bon nombre d’entre nous. Cela ne veut pas dire qu’il est facile pour tous d’accepter des gens de toutes les régions du globe, mais que cette histoire rend cet accueil possible.

Au Canada, nous vivons dans des conditions climatiques inconfortables, nous sommes habitués de composer avec une géographie difficile et des changements fréquents et brusques. Le changement est un sujet que nous abordons peu au Canada, mais nous avons en réalité beaucoup évolué au fil des ans. Je suis arrivée il y a 75 ans dans un pays dominé par le pain blanc et la neige. La toile de fond n’a pas changé, mais plusieurs choses ont évolué en arrière-plan. Il nous apparaît aujourd’hui difficile de s’imaginer que dans les années 1970, le Canada ne comptait qu’un millier de musulmans. Cette même année, nous avons accueilli dix mille ismaéliens, ce qui est assez remarquable.

Nous ne sommes pas meilleurs que les autres parce que nous accueillons le monde chez nous. Nous sommes simplement habitués au fait que notre nation peut devenir la nation de nombreuses autres personnes, tout comme nous avons fait nôtre cette nation où vivaient déjà les Autochtones. Le changement est une valeur fondamentale pour nous, Canadiens. Nous avons toujours vécu avec la complexité que suppose la dualité linguistique et nous sommes habitués à composer avec cette situation, malgré les frustrations et l’exaspération qu’elle peut engendrer. Ces irritants sont un peu à l’image de ceux que l’on vit au sein d’une famille, où l’on accepte et apprend à vivre avec les particularités et différences des autres. En outre, notre capacité à vivre avec des questions non résolues nous permet également de comprendre que tout le monde est différent. En Europe, les gens me demandent souvent : « Quand le problème du Québec sera-t-il résolu? » et je suis toujours heureuse de répondre « Jamais! » Nous savons comment vivre avec la complexité et nous ne laisserons personne régler le problème pour nous.

Je crois que notre capacité à comprendre que notre société n’est pas qu’une multiplication de chacun de nous — mais englobe de nombreuses personnes qui ne sont pas comme nous — est sans doute le symbole le plus fort de la santé de notre nation. Nous avons eu la chance d’accueillir ici des gens qui ne nous ressemblent pas, qui n’ont pas les mêmes origines et avec qui nous n’avons pas forcément d’atomes crochus.

Cette chance de bâtir une société avec des gens qui nous ressemblent, mais aussi avec des personnes avec qui nous sommes en désaccord et avec qui nous ne tisserons sans doute jamais de liens d’amitié est en fait une force. Les sociétés sont composées de personnes qui sont différentes et qui laissent de la place aux autres, justement en raison de cette différence. Avant de porter un jugement, il faut chercher notre humanité commune, faire appel à nos valeurs de dignité et de générosité.

Dans les années à venir, grâce aux politiques qui guideront le peuplement de notre pays, nous aurons la chance de bénéficier des contributions de gens d’exception ou que nous n’aurions jamais rêvé d’attirer, et peut-être que leur présence entraînera des changements qui nous rendront inconfortables. Il faut prendre conscience de ces différences, et il faut écouter pour apprendre à vivre ensemble. Nous voulons qu’on nous entende, alors il faudra nous aussi écouter, tout en renforçant notre tradition démocratique. Il faut laisser les autres être ce qu’ils sont, comme ils nous laissent être ce que nous sommes. Je suis convaincue que le Canada est à son meilleur lorsqu’il fait preuve d’une négligence bienveillante, pour que chacun trouve ainsi sa propre voie, parfois avec quelques écueils, mais sans que l’on parsème le parcours d’obstacles.

Lorsque ma famille est arrivée dans ce pays, elle voulait s’intégrer. Et nous nous sommes intégrés. Nous avons eu de la chance, car nous venions d’une colonie anglophone de la Grande-Bretagne et n’avons donc pas connu l’obstacle de la langue. Nous étions issus d’une colonie et de religion anglicane, depuis quatre générations. La société et la religion ont été des remparts importants pour notre famille. Mais ce sont les gens qui nous entouraient qui ont fait une grande différence dans notre vie : le pharmacien juif du quartier, qui raccompagnait mon frère à la maison après avoir rempli nos ordonnances; la jeune fille qui refusait que nous marchions jusqu’à l’école dans la neige et qui venait nous chercher chaque jour; les formidables familles canadiennes-françaises qui ont enseigné à ma mère à préparer la tourtière. Toutes ces personnes ont donné un peu d’elles-mêmes, sans jamais vraiment nous demander d’où nous venions et sans jamais ne rien demander en retour.

Nous n’avons pas à dire aux gens que nous comprenons tout de leurs origines. Lorsque nous acceptons des nouveaux citoyens au Canada, nous leur disons simplement « Vous êtes libre de vivre votre vie comme vous l’entendez ». C’est sans doute l’aspect le plus sain du Canada.

Tout le monde veut être inclus. Je ne crois pas les gens qui disent que certains groupes ne veulent pas être inclus, qu’ils veulent vivre séparément. La seule raison qui me vient à l’esprit pour expliquer ce désir d’exclusion est peut-être justement une marginalisation telle que ces gens ne savent pas par où commencer pour faire partie de la société. La notion d’inclusion fait partie de notre héritage autochtone et de la notion du cercle. Comme l’a dit le Grand Chef John Kelly, « vous avoir des racines ailleurs, mais en réalité, vous êtes ici, avec nous. »

Lorsque l’Alberta et la Saskatchewan sont entrées dans la Confédération en 1905, Sir Wilfrid Laurier, le premier premier ministre canadien-français du pays, a reconnu que les provinces des Prairies étaient colonisées par des immigrants différents : des gens provenant d’Europe de l’Est et de minorités religieuses, comme les Doukhobors, le Mennonites, les Huttérites. Jamais la bureaucratie britannique n’aurait pu imaginer une telle diversité. Mais Laurier les a accueillis avec ces paroles : « Les immigrants de la 11e heure bénéficieront du même traitement que ceux qui sont ici depuis longtemps. Nous ne voulons pas que ceux-là oublient la terre de leurs ancêtres, et nous ne leur demandons rien de tel. Laissons-les regarder leur passé, mais laissons-les également voir leur avenir : laissons-les voir la terre de leurs ancêtres, mais laissons-les également voir la terre de leurs enfants. Laissons-les devenir des Canadiens. »

Le cofondateur du gouvernement responsable, LaFontaine, et le premier ministre prophétique qui a accueilli des immigrants de toutes les régions d’Europe étaient d’accord. Ils jetaient les bases du pays accueillant que le Canada est devenu.

Et nous devons continuer d’être guidés par ce principe : reconnaître qui nous avons été, sans l’oublier. C’est un principe auquel nous pouvons nous raccrocher afin de comprendre que notre géographie définit notre territoire, que notre histoire de commerçants de bois et de fourrure nous a enrichis et que nos cours d’eau sont essentiels pour nous rappeler nos racines. C’est à travers tout cela qu’il faut continuer de vivre, pour nous aider à traverser les prochains siècles.

La très honorable Adrienne Clarkson a été la 26e gouverneure générale du Canada, de 1999 à 2005. L’ancienne animatrice à la télévision a également écrit des ouvrages à succès et une série d’essais pour les CBC Massey Lectures de 2014 intitulée Belonging: The Paradox of Citizenship. Elle a également écrit Heart Matters: A Memoir (2007), Room for All of Us: Surprising Stories of Loss and Transformation (2011), et une biographie de Norman Bethune (2009).

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