Parce qu’elles étaient des femmes

Les échos du massacre de Montréal retentissent encore aujourd’hui.

Écrit par Francine Pelletier

Mis en ligne le 22 novembre 2019

Le 6 décembre 1989, un jeune homme animé par la rancœur et armé d’un fusil semi-automatique camouflé dans un sac à ordures noir entre dans le bureau du registraire de l’École Polytechnique, l’école d’ingénierie de l’Université de Montréal, et s’effondre dans un fauteuil vide. Il est un peu passé 16 h, il fait froid et il neige dehors, la noirceur s’installe.

Cet homme, dont le nom fera le tour du monde, avait déjà tenté de s’inscrire à l’École, mais sa candidature avait été rejetée. Ce jour-là, cependant, il n’était pas là pour défendre son dossier. Marc Lépine, l’un des tueurs de masse les plus connus du Canada, avait très bien planifié ce qu’il entendait faire.

Il a acheté une arme d’assaut, loué une voiture, rédigé une note où il offrait le réfrigérateur de son petit appartement de l’est de la ville à sa mère et, l’après-midi du 6 décembre, s’est dirigé vers cette prestigieuse université perchée au sommet de la montagne, au cœur de la ville.

Il a tout planifié en détail, et a même pensé à écrire une note en vitesse expliquant les motifs de ses actions, qu’il a ensuite glissée dans une poche où il savait qu’elle serait récupérée. Et pourtant, il est demeuré assis longtemps au bureau du registraire, regardant les minutes passer, comme s’il attendait une intervention divine.

Espérait-il secrètement que ses plans seraient dévoilés et feraient dérailler son projet? Ou se préparait-il mentalement à ce qu’il s’apprêtait à faire?

Lorsque la réceptionniste lui a finalement demandé si elle pouvait l’aider, il a quitté le bureau précipitamment pour se diriger vers les salles de cours. Maintenant armé de son fusil semi-automatique bien visible, il est entré dans une classe et a demandé à l’enseignant et aux garçons de quitter la pièce. Tous ont obtempéré sans protester, croyant qu’il s’agissait d’une blague de fin de trimestre.

Se tournant vers les neuf femmes présentes, il a crié « Vous êtes toutes des féministes! » et a commencé à tirer.

Lépine a poursuivi son massacre le long des corridors, à la cafétéria et dans une deuxième salle de cours, parfois faisant signe aux hommes de s’écarter de son chemin pour s’assurer qu’il ne tuerait que des femmes. En silence, sans proférer un seul mot, il a continué son œuvre macabre. Vers la fin, il a écrit rapidement les mots « Oh shit » sur une feuille d’examen, quelques minutes avant de se tirer une balle dans la tête.

Cela aussi faisait partie de son plan. Il avait prévu apporter un couteau de chasse, pour être certain de pouvoir s’enlever la vie s’il venait à manquer de balles. Sa dernière victime, la fille d’un agent de police de Montréal qui tombera sur cette scène quelques minutes plus tard, a été poignardée à plusieurs reprises dans la poitrine. Cet homme, malgré sa folie apparente, a agi avec méthode.

À 17 h 15, quatorze femmes étaient mortes et quatorze autres personnes, principalement des femmes, étaient blessées. Le carnage de Lépine, méticuleusement préparé et exécuté, a duré moins de vingt minutes.

Jamais une tuerie d’une telle ampleur ne s’était produite au Canada et jamais dans le monde les femmes n’avaient été volontairement ciblées lors des récents massacres de masse.

Des meurtres commis de sang-froid, comme dans une pièce de théâtre macabre sur un campus universitaire, et qui visaient des femmes étudiantes en génie, comme on vise un animal à la chasse… Ce portrait était insupportable pour la population du Québec, une province reconnue pour ses politiques progressistes.

Un peu comme l’assassinat de John F. Kennedy aux États-Unis, ce qui est devenu le massacre de Montréal marquera un tournant dans l’histoire du Canada, mais surtout dans celle du Québec. Chacun se rappelle où il était au moment où l’impensable s’est produit. Tout le monde a compris qu’il y aurait un avant et un après, que cet épisode traduisait la perte de notre innocence.

J’étais à la maison, à Montréal, lorsqu’un ami travaillant à la station locale de la CBC, David Gutnick, m’a téléphoné pour me dire que « des femmes avaient été tuées par balle » à l’université. Je me souviens de peu de choses, sauf d’avoir été assise longtemps devant mon poste de télévision.

Comme tout le monde dans la ville, dans la province et, finalement, dans le pays, j’étais frappée de stupeur ce soir-là. Je me souviens d’avoir pensé : « Comme nous avons été naïves… Comment n’avons nous pas compris qu’il y aurait un prix à payer pour notre féminisme? »

Comment avons-nous pu croire que le bouleversement des hiérarchies traditionnelles et la demande de changements radicaux ne feraient pas quelques mécontents? Comment pouvions-nous penser que cette transformation de notre société n’entraînerait pas de contrecoups? Nous étions loin de nous douter qu’elle donnerait lieu à l’impensable, à une attaque aussi atroce.

Jusqu’à ce moment précis, je ne m’étais pas rendu compte à quel point le chemin vers l’émancipation des femmes avait été calme. L’idée que les femmes puissent accéder aux domaines jusque-là réservés aux hommes n’avait (étrangement) jamais suscité une farouche résistance.

Le féminisme avait été globalement accepté, en partie parce qu’il s’agissait d’un mouvement de masse, mais également parce qu’il était temps. Lorsque le vent souffle fort dans une direction, les réactionnaires tendent à se faire discrets.

Mais les agissements de Marc Lépine, un jeune homme en colère de 25 ans, venaient de briser le sceau qui protégeait jusque-là tout le mouvement féministe.

C’était ce que je pensais à l’époque, mais j’en ai peu parlé. Sous la lumière glauque du massacre de Montréal, la population en général avait le sentiment d’avoir été témoin d’une aberration, d’une terrible erreur dans le parcours autrement pacifique du féminisme, une exception à nos règles et comportements civilisés.

De toute évidence, l’assaillant était un fou, comme le prétendait un psychologue interviewé à Radio-Canada ce soir-là. Cette hypothèse a été accueillie par la majorité et sera reprise pendant les années qui suivront.

Même si le service de police de Montréal a évoqué une « colère contre les féministes », comme en faisaient foi la note portée par Lépine et l’ordre lancé dans la salle de classe, l’auteur d’un acte aussi horrible ne pouvait qu’être fou. Fin de l’histoire.

On voulait à tout prix oublier quelque chose que nous n’avions pas vu venir et qui ne correspondait pas à l’image que nous avions de nous, comme peuple et comme pays. Ces actes de violence soudains et imprévisibles ne déclenchent pas que choc et confusion, ils génèrent également une bonne dose de déni.

Au Québec, où le choc a été le plus fort, la tendance à détourner le regard est apparue douloureusement évidente. Non seulement la police de Montréal n’a jamais publié la note de Lépine, la seule preuve permettant de faire la lumière sur ses motifs, mais aucune enquête spéciale n’a été lancée sur le massacre de Montréal.

Même s’il s’agissait du premier assassinat collectif fondé sur le genre au Canada, aucune enquête particulière n’a été lancée sur les circonstances entourant la tragédie, autre que les enquêtes policières habituelles.

Les gens ne voulaient pas croire qu’un jeune homme ait sciemment tué des jeunes femmes. Cette idée leur répugnait quasiment davantage que le bain de sang provoqué par ce geste. L’idée de viser particulièrement les femmes, parce qu’elles étaient des femmes, était si intolérable qu’un éditorialiste du journal Le Soleil de Québec a même tenté de réfuter que cette attaque avait quelque chose à voir avec le genre.

Le meurtre de quatorze femmes n’était qu’une coïncidence tragique, un point, c’est tout. Faisons notre deuil, mais n’essayons surtout pas de trouver un sens à cet incident isolé.

Même si le reste du Canada s’est contenté de nier la portée réelle de l’incident, le fait que les femmes aient été spécifiquement ciblées est demeuré un point de discorde un peu partout au pays. Le massacre de Montréal a donné lieu à des échanges houleux entre les étudiantes et étudiants de nombreux campus universitaires.

Les femmes se sont senties vulnérables comme elles ne l’avaient jamais été et voulaient que l’on comprenne leurs sentiments à cet égard. « Et maintenant, vous comprenez ce que c’est d’être une femme? ». Cet argument sera souvent évoqué. Mais pour la plupart des hommes, ces meurtres sordides ne pouvaient pas être représentatifs de l’expérience des femmes. C’était trop exagéré. Les femmes se sentaient abandonnées par les hommes et les hommes se jugeaient injustement dénigrés par les femmes, qui faisaient d’eux leurs boucs émissaires.

Les beaux jours du féminisme venaient de prendre fin abruptement. Tous les efforts déployés pour faire taire le message antiféministe de Lépine n’ont pas empêché son venin de se répandre. Le meurtrier qui en voulait aux femmes avait réussi, du moins momentanément, à monter les hommes contre les femmes, à créer un climat d’acrimonie et de suspicion entre les sexes, atteignant une intensité rarement vue auparavant.

À partir de ce moment, comme si c’était le signal attendu, la rancune des hommes contre les féministes pouvait « sortir du placard ». Des groupes de défense des droits des hommes, comme Fathers4Justice, prenaient la parole et le mouvement féministe s’est mis en dormance pendant une période de quinze ans.

La note de suicide de Lépine m’a été envoyée par la poste, de façon anonyme, la veille du premier anniversaire du massacre de Montréal. Après avoir découvert que mon nom et celui de dix-huit autres femmes figuraient dans sa note, et que nous représentions tout ce qu’il détestait du féminisme, j’ai tenté de la faire publier.

J’ai alors soutenu, devant le service de police de Montréal et, par la suite, devant un comité d’accès à l’information, que ce qui s’était produit à l’École Polytechnique n’était pas qu’une nouvelle sordide. C’était une tragédie nationale. Les gens avaient le droit de savoir quelles étaient les motivations de ce crime sans précédent. Pour ma part, j’avais le droit de savoir ce à quoi pensait Lépine juste avant d’assassiner quatorze femmes, tout en pensant à moi et à d’autres femmes comme moi, défendant les mêmes valeurs.

Mes arguments n’ont pas convaincu. Le risque qu’on commette un crime similaire était trop élevé, me disait-on. Ce qui était « trop », et c’était évident même à cette époque, c’était le traumatisme collectif. Même six mois après la tragédie, nous vivions encore tous en état de paralysie émotionnelle. Nous voulions « aller de l’avant », plutôt que d’examiner chaque petit détail.

Mais tenant en main cette preuve tant recherchée, je me sentais entièrement justifiée d’insister. Au moins, une personne au service de police de Montréal me donnait raison. Je n’ai jamais su de qui il s’agissait, mais cette note de suicide devait être rendue publique. Elle sera publiée le lendemain, sur la première page de La Presse, le journal pour lequel je travaillais à l’époque.

« Les féministes ont toujours eu le don de me faire rager », expliquera le tueur. Calmement, rationnellement, prenant le temps de s’excuser pour ses fautes d’orthographe, Lépine accuse les femmes de vouloir les mêmes privilèges que les hommes, tout en étant également dorlotées.

« Même si l’épithète de Tireur Fou va m’être attribuée dans les médias, je me considère comme un érudit rationnel », ajoute-t-il sur un ton prophétique.

Si ce manifeste maladroit avait été publié à l’époque, aurait-on été mieux en mesure de regarder le diable dans les yeux, me suis-je demandé. Est-ce que l’on aurait été capable d’admettre qu’il ne s’agissait pas seulement d’une attaque vicieuse contre les femmes, mais d’une guerre contre le féminisme, comme l’a si bien expliqué Lépine. L’aurait-on qualifié de terroriste, comme on aurait dû le faire? Une personne qui tue des innocents pour des motifs politiques, c’est la définition même du terrorisme. Aurait-on reconnu la nature politique de ce crime sexiste? Et serait-on parvenu à mieux comprendre de quoi il s’agissait réellement?

Trente ans après les faits, de nombreuses chandelles ont été allumées, des rubans blancs ont été épinglés à nos vestes, des armes d’assaut ont été bannies et les dénonciations de la violence faite aux femmes sont devenues un rituel annuel, sur la colline du Parlement et ailleurs. Il a fallu du temps, surtout au Québec, mais nous avons fini par accepter le fait qu’il s’agissait en effet d’un crime contre les femmes.

Et pourtant, je continue de penser que nous n’avons pas encore tiré des leçons du massacre de Montréal.

Pour tenter de comprendre cette horrible tragédie, nous avons assimilé le sort des victimes aux violences que les femmes ont toujours subies. Nous avons placé l’incident dans la catégorie des choses que nous savons, plutôt que dans celle des choses que nous ne savons pas. Je crois qu’il s’agissait d’une erreur. En ne mettant jamais l’accent, à ce jour, sur l’aspect véritablement inhabituel de ce crime — une attaque contre le féminisme — nous n’avons pas été au fond des choses, comme le montrent si bien les événements récents. Nous n’avons pas réglé la question de l’accès des hommes au corps des femmes.

J’ai beaucoup réfléchi au massacre de Montréal au cours des trente dernières années. J’ai beaucoup écrit sur le sujet et j’ai également produit deux documentaires sur les événements.

Rapidement, j’en suis venue à penser que la colère de Lépine contre les féministes était ancrée non pas dans la transformation de la société amenée par la libération des femmes, mais dans sa propre frustration personnelle à l’égard des femmes.

Lépine était la représentation classique de l’assassin de masse — un jeune homme blanc, avec des comptes à régler, convaincu qu’il mérite mieux dans la vie et que des innocents doivent payer pour son infortune. Il était aussi un introverti taciturne qui éprouvait de la difficulté à tisser des liens avec les autres, surtout les femmes.

Il a été abandonné par son père à un jeune âge, intimidé par sa sœur, le seul autre membre de la fratrie, et était tenu à distance par sa mère, une femme pieuse qui avait déjà voulu entrer en religion et qui travaillait de longues heures comme infirmière. Il méprisait ces deux femmes, les seules membres de sa famille immédiate, et à l’âge de 25 ans, n’avait jamais eu de copine.

Je crois que le massacre de Montréal nous a laissés entrevoir qu’en ce qui concerne le féminisme, les frictions ne sont pas forcément attribuables au fait d’ouvrir aux femmes des professions traditionnellement masculines; je pense que le problème est plutôt sur le plan interpersonnel.

Il n’y a aucun danger à laisser les femmes devenir ingénieures, dans la mesure où les relations hommes femmes, la pierre d’assise de la société, restent les mêmes et que les femmes demeurent, physiquement et émotionnellement, accessibles aux hommes.

Je pense que Lépine savait d’instinct que plus les femmes seraient libres, et moins elles choisiraient un homme comme lui — en colère, réactionnaire, malheureux. Le problème n’était pas tant que les féministes prennent sa place, mais qu’elles lui refusent l’accompagnement sexuel et émotionnel qu’il désirait si ardemment.

Lépine était en fait un pionnier pour tous ces hommes en colère qui accusent aujourd’hui les femmes « cruelles » d’être responsables de leur célibat forcé. L’inaccessibilité des femmes est le principe qui est au cœur de la révolte des Incel (célibataires involontaires) et à l’origine de deux récentes attaques mortelles, une à Santa Barbara, en Californie, en 2014, et une autre à Toronto, en 2018.

Elliot Rodger et Alek Minassian étaient tous deux furieux que les femmes leur refusent ce qui leur était « dû » : une vie sexuelle répondant à leurs besoins.

L’accessibilité des femmes est également au cœur du déferlement de dénonciations de harcèlement sexuel, qui ont inspiré le mouvement #MoiAussi.

De l’animateur de radio de la CBC, Jian Ghomeshi, au magnat d’Hollywood, Harvey Weinstein, en passant par le directeur du Fonds monétaire international, Dominique Strauss-Kahn, le comédien Bill Cosby, et l’intervieweur de PBS, Charlie Rose, la liste des hommes puissants accusés d’inconduite sexuelle ne fait que s’allonger. La facilité avec laquelle les hommes, et des hommes très respectés de plus, continuent de s’approprier le corps des femmes ne cessera jamais de m’étonner.

Cette situation fait surgir la question suivante : Où se situe le féminisme par rapport à ces comportements? Comment peut-on avoir, d’un côté, de plus en plus de femmes fortes, éduquées et indépendantes, et de l’autre, un nombre incalculable d’hommes qui agissent de manière inacceptable avec les femmes?

Y a-t-il un compromis implicite ici? Les femmes peuvent devenir des personnages publics, et même diriger un pays, mais en échange, elles doivent être soumises sexuellement et accepter la domination sexuelle des hommes. Et si cela suppose de les malmener à l’occasion, eh bien, tant pis.

Est-ce qu’il pourrait s’agir d’une règle non écrite qui expliquerait le niveau d’inconduites sexuelles dont nous sommes témoins aujourd’hui et les épisodes de rage meurtrière qui ont éclaté? Est-ce que c’est à ce genre d’actes que l’on peut s’attendre lorsque ce pacte secret est brisé?

Dans le climat de morosité qu’a entraîné le massacre de Montréal, j’en suis venue à la conclusion que nous avons sous-estimé le prix personnel du féminisme.

Nous avons pensé qu’en adoptant des lois et en changeant les structures sociales, tout le reste irait de soi. Mais ce « tout », soit les composantes personnelles, psychologiques et émotionnelles, sont beaucoup plus résistantes au changement et infiniment plus complexes.

Pour moi, c’est cela la vraie leçon du massacre de Montréal.

Francine Pelletier a travaillé comme journaliste pour la presse écrite et électronique pendant plus de trente ans, en anglais et en français. Elle a cofondé La Vie en Rose, un magazine mensuel féministe, a écrit pour deux grands journaux de Montréal, La Presse et Le Devoir, et coanimé la grande émission d’affaires courantes de la CBC, The Fifth Estate. Elle a écrit et réalisé onze documentaires et enseigne à l’Université Concordia.

Cet article est paru dans le numéro décembre 2019-janvier 2020 du magazine Canada’s History.

Cet article est aussi offert en anglais.

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