Les 92 Résolutions réclament-elles l’indépendance?
Le programme du Parti patriote des années 1830 est fréquemment comparé à la mouvance néonationaliste qu’on retrouve notamment au Parti québécois durant les années 1970. Or, s’il s’agit bien dans les deux cas de promouvoir de grandes réformes par des voies politiques et démocratiques, le discours issu de l’une ou l’autre tendance traduit cependant un contexte et des préoccupations bien différents. Ainsi de nos jours, la conviction que la culture de langue française est menacée constituerait le principal motif pour déclarer l’indépendance du Québec et ainsi endiguer l’acculturation.
Or, formulé de la sorte, cet argument n’est pas même pensable en 1837, ne serait-ce que parce qu’un taux de natalité vertigineux met alors la population francophone à l’abri de n’importe quelle submersion migratoire. Plus fondamentalement, le principe de nationalité tel qu’on le conçoit de nos jours n’est encore qu’embryonnaire ; les Bolivar, O’Connell, Papineau ou DeLorimier sont d’abord animés par le cosmopolitisme des Lumières qui consiste à défendre des droits juridiques et politiques et non afin de sauvegarder une communauté de langue et d’histoire qu’il vaudrait en soi la peine de protéger.i Dans le meilleur des cas, il faut attendre le Printemps des peuples de 1848 pour voir associées revendications politiques et défense d’une identité nationale spécifique.
De fait, à parcourir le corpus patriote, que ce soit les journaux, les quelques essais politiques ou les innombrables morceaux oratoires qui nous sont parvenus, il est d’abord et avant tout question de défendre les droits de la « majorité » contre les abus d’une « minorité », au nom de la justice et afin d’assurer l’équité, nonobstant les considérations touchant la langue, la culture ou l’identité. Le discours patriote fait rarement allusion à la défense du français qui n’a de valeur que parce qu’il s’agit d’un attribut de la « majorité » et donc en tant que « propriété sacrée du peuple et doit pour cette raison être défendu avec ferveur par ses représentants.ii » En somme, si pour les modernes la souveraineté représente une fin en soi, ultime rempart contre l’acculturation, elle n’était pour les patriotes que la conséquence inhérente et consubstantielle à la conquête de droits démocratiques. L’urgence consiste alors à décrocher les conditions politiques et sociales qui présideront à la naissance du nouvel État, attendu qu’il « est certain qu'avant un temps bien éloigné, toute l'Amérique doit être républicaine.
Dans l'intervalle, un changement dans notre constitution, s'il en faut, doit-il être en vue de cette considération? et est-il criminel de le demander?iii » Tandis que les nationalistes modernes s’affairent à fonder un État indépendant permettant aux francophones de perpétuer leurs usages, les Patriotes jugeaient que c’est d’abord dans l’exercice de leur citoyenneté et de leurs droits fondamentaux que les « Canadiens » sont menacés: liberté d’expression, une administration publique honnête, des juges impartiaux ou des ministres responsables devant les élus.
L’indépendance n’est donc pas réclamée de manière explicite, mais ira de soi du jour où l’État bas-canadien sera devenu redevable devant sa population seule et non devant la couronne britannique. Or, ce constat, chacun est déjà à même de le faire, à commencer par lord Durham qui dit bien dans son Rapport combien un régime démocratique déboucherait de facto sur un État français indépendant.ivVoyons maintenant comment cette lecture s’applique dans le cas des fameuses 92 Résolutions, déposées par les Patriotes au début de 1834. Afin de voir à quel point il s’agit bien d’un texte à teneur souverainiste sans pourtant que nulle part cette revendication ne soit clairement formulée.
Le contexte
Rédigés en décembre 1833 en cinq nuits consécutives par un petit groupe autour de Louis-Joseph Papineau et d’Augustin-Nobert Morin, les griefs du Parti patriote sont finalement au nombre de 92 et sont fin prêts pour être présentés à la Chambre dès l’ouverture de la session, le 7 janvier 1834. Papineau se doute probablement alors de l’immense pavé que lui et son parti venaient de jeter sur la scène politique et de l’onde de choc qu’il allait causer. Le lundi suivant, le député Elzéar Bédard fait adopter le principe que la Chambre se transforme en comité plénier afin de prendre « en considération l’état de la province ».
Suivent ensuite cinq journées de débats orageux consistant moins à commenter l’une après l’autre chaque résolution qu’à constater le caractère explosif et proprement révolutionnaire qu’elles recèlent mises ensemble. Les 92 Résolutions sont adoptées grâce à la confortable majorité patriote en troisième lecture, le 22 février par 56 voix contre 23. En sa qualité d’orateur, Papineau prépare ensuite une adresse approuvée par la Chambre le 1er mars et qui est jointe au texte des résolutions, aux annexes, ainsi qu’à une impressionnante pétition de 78 000 noms. Le tout est confié à Augustin-Norbert Morin, chargé d’aller le remettre à Denis-Benjamin Viger, l’agent du parti à Londres, qui doit voir à ce que les résolutions patriotes ainsi que la pétition d’appui soient déposées avec le plus de visibilité et de solennité possible devant chacune des deux Chambres du Parlement impérial.
Une fois déposées devant les Communes, les 92 Résolutions provoquent ensuite le rappel du gouverneur du Bas-Canada, lord Aylmer, et la création d’une commission présidée par un nouveau gouverneur nommé, sir Archibald Acheson, 2e comte de Gosford. Après deux ans de travail particulièrement laborieux au Bas-Canada, les commissaires remettent à leur tour leurs recommandations au ministre responsable des colonies. Même si les conclusions de la commission Gosford sont généralement nuancées et sympathiques aux demandes patriotes, le ministre Sir John Russell en fait une tout autre lecture et en tire plutôt prétexte afin de déposer, le 6 mars 1837, dix résolutions comme autant de désaveux aux résolutions patriotes ayant pour effet de museler la Chambre d’assemblée du Bas-Canada dominée par les patriotes.
On connait la suite: assemblées publiques dites « anticoercitives », démission de magistrats pro-patriotes, actes de désobéissance sociale et quantité de charivaris visant des adversaires politiques. Bref, on peut faire remonter aux fameuses 92 résolutions de 1834 la logique « infernale » qui allait mener au recours aux armes, aux arrestations massives ainsi qu’aux destructions consécutives au soulèvement de novembre 1837.
Le contenu
À la fois cahier de doléances et manifeste politique, le texte de 27 pages bien serrées fait surtout le décompte des récriminations et des revendications accumulées par le Parti canadien depuis le début des luttes parlementaires. Difficile d’accès et un tant soit peu sentencieux, les 92 Résolutions sont moins destinées à émouvoir l’électorat bas-canadien qu’à alerter le gouvernement britannique sur le piètre état où se trouve sa colonie et sur les problèmes profonds qu’y rencontre l’application de l’Acte constitutionnel depuis 1791.v Elles constituent néanmoins un point tournant pour l’idéologie patriote, abreuvant durant des années les discours de leurs thuriféraires. Aucun texte patriote n’aura autant d’influence, ni autant de diffusion. Il est pourtant mal connu de nos jours et n’a depuis été intégralement reproduit qu’à une seule occasion, soit dans l’Histoire de Théophile Bédard en… 1869.
Bien que promptement et définitivement reléguées au lendemain de l’échec des patriotes, les 92 Résolutions sont bien ce monument idéologique ; le seul texte à l’aune duquel on puisse adjuger sur l’idée d’indépendance comme sur quelconque sujet de la programmatique patriote. D’autres textes sont davantage percutants et assurément mieux écrits mais aucun n’a l’autorité, le rayonnement ni l’influence équivalents, même de loin, à celle dont bénéficient les 92 Résolutions, ni a fortiori l’imprimatur de Papineau et de son entourage. En comparaison, le texte de la fameuse Déclaration d’indépendance proclamée par Robert Nelson en février 1838 est autrement plus transcendant et inspirant, mais n’a ni la diffusion ni surtout l’aval des chefs historiques du mouvement et ne peut par conséquent être considérée recevable pour juger de l’idéologie patriote.
Selon le Rapport de la Commission Gosford justement chargée de les étudier, les 92 Résolutions peuvent se résumer à réclamer l’élection populaire des membres du Conseil législatif, la responsabilité directe du Conseil exécutif devant la Chambre, la cession immédiate à la Chambre d’assemblée de tous les revenus de la province, sans aucune stipulation préalable pour une liste civile, la révocation de certaines lois du Parlement impérial, comme la loi des tenures et la loi plus récente autorisant une compagnie à posséder des terres dans le Bas-Canada et le contrôle par le Parlement provincial de l’administration et de la colonisation des terres de la couronnevi.
Cela saute aux yeux, la lettre du texte ne consiste nullement à réclamer l’indépendance nationale mais à revendiquer la souveraineté du parlement bas-canadien sur ses propres affaires: « les menaces de sécession y sont moins significatives que l’extraordinaire concentration de la critique politique sur le Conseil législatif.vii ». Si la demande formelle de souveraineté est absente, on ne trouve pas davantage de revendication visant à protéger en particulier les droits des locuteurs de langue française. Au contraire, les 92 Résolutions insistent plutôt sur leur caractère foncièrement universel: « Que les vœux de la grande majorité de la classe des sujets de Sa Majesté d’origine britannique sont unis et communs avec ceux d’origine française et parlant de la langue française. » [Rés. 55]
L’Assemblée prend bien l’engagement à se porter à la défense du fait français, mais seulement parce qu’il s’agit d’une caractéristique de la majorité politique assortie d’un impact juridique. Ainsi, en 52, « Que la majorité des habitants du pays n’est nullement disposée à répudier aucun des avantages qu’elle tire de son origine et de sa descendance de la nation française […] de qui ce pays tient la plus partie de ses lois civiles et ecclésiastiques, la plupart de ses établissements d’enseignement et de charité, et la religion, la langue, les habitudes, les mœurs et les usages de la grande majorité de ses habitants. »
Lors du débat en Chambre, les interventions des tories conservateurs détracteurs des résolutions sont loin d’être dénuées d’intérêt. Tandis que Papineau n’insiste que sur l’électivité du Conseil législatif, car « C'est sur cette question que nous devons être prêts à décider, à tout blâmer ou à tout approuver, à dire que tout est bien ou que tout est mal sans nous occuper ni voir ce que pensent », ses adversaires considèrent que la charge explosive réside moins dans l’une ou l’autre des résolutions que dans leur impact dévastateur mises toutes ensemble: « une véritable déclaration d’indépendance à laquelle aucun sujet de Sa Majesté ne saurait accorder son appui. »viii
Pour l’historien Fernand Ouellet, « il ne fait aucun doute que ce manifeste nationaliste pouvait être perçu par les radicaux, les catholiques et les libéraux anglophones comme un manifeste révolutionnaireix ». En mars, la Quebec Gazette de John Neilson, jusque-là solidaire des demandes des députés, n’hésite plus à soutenir que c’est « une révolution dans toute la force du terme que les auteurs des 92 Résolutions demandent et fomentent.x » Pour Bartholomew Gugy, député de Sherbrooke, « Ces résolutions, qu'ils nous présentent comme le fruit de tant de recherches, sont un chef d'œuvre de démence […] Une foule d'accusations vagues et hasardées, une multitude d'expressions peu mesurées et injurieuses, l'exagération dans les sentiments, les erreurs dans les faits. »xi
Les adversaires sont aussi nombreux à remarquer que le radicalisme des résolutions contraste avec la quiétude qui règne alors dans la province. Ainsi, pour le gouverneur Aylmer: « Elles s’éloignent tellement de la modération et de l’urbanité si bien connues du caractère canadien […] Lorsque vos 92 Résolutions ont été adoptées, tout le peuple, hors de cette enceinte, jouissait, dans ce moment même, de la tranquillité la plus profonde. » Pour Gugy encore « …Mais c'est une idée de distinction qui n'entre pas même dans la tête des habitants de nos [...] paisibles campagnes. C'est une idée de trouble et de dissension qui n'est née que dans cette Chambre [...] Ces flatteurs du peuple veulent lui faire croire qu'il est malheureux quand il est heureux. »xii Ainsi, en 49, « Les privilèges de cette Chambre ne doivent ni être mis en question, ni définis par le secrétaire colonial.xiii » En 79, « que cette chambre, comme représentant le peuple de cette province, possède le droit, et a exercé de fait dans cette province, quand l’occasion l’a requis, les pouvoirs, privilèges et immunités réclamés et possédés par la Chambre des Communes du parlement, dans le Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et l’Irlande. »
Un parlement souverain pourrait d’ailleurs bien mieux voir à la bonne gestion de l’État bas-canadien, comme le rappelle la résolution 58 : « La législature provinciale aurait été tout à fait compétente à passer des lois, pour permettre le rachat de ces charges, d’une manière qui s’harmoniât avec les intérêts de toutes les parties […] et, le parlement du Royaume-Uni, bien moins à portée de statuer d’une manière équitable sur un sujet aussi compliqué, n’a pu avoir lieu que dans des vues de spéculations illégales, et de bouleversement dans les lois du pays ».
Patriotes comme tories arrivent en somme fort bien à lire entre les lignes des 92 Résolutions à propos du processus qu’elles semblent initier vers l’indépendance pure et simple. Le texte lui-même n’en fait pas mystère et prévoit ici et là les mécanismes de transition vers un Bas-Canada souverain. « Que le parlement du Royaume-Uni conserve [en attendant] des relations amicales avec cette province comme colonie, tant que durera notre liaison, et comme alliée, si la suite des temps amenait des relations nouvelles. » (rés. 21) D’ici là, la résolution 43 rappelle que « La constitution et la forme de gouvernement qui conviendrait le mieux à cette colonie, ne doivent se chercher uniquement dans les analogies que présentent les institutions de la Grande-Bretagne, dans un état de société tout à fait différent du nôtre ; qu’on devrait plutôt mettre à profit l’observation des effets qu’ont produits les différentes constitutions infiniment variées, que les rois et le parlement anglais ont données à différentes plantations et colonies en Amérique. »
En conclusion, les 92 Résolutions patriotes de 1834 mèneraient bel et bien, une fois appliquées, à la souveraineté du Bas-Canada et son détachement de l’Empire britannique. Que cette revendication n’ait pas explicitement été formulée s’explique non pas par un quelconque scrupule ou calcul politique mais d’abord par le fait que, du point de vue des rédacteurs, l’indépendance politique n’a d’intérêt que dans la mesure où elle est au service de l’émancipation du peuple et de la reconnaissance de ses droits fondamentaux.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Enjeux de l’univers social de l’Association québécoise pour l’enseignement de l’univers social (AQEUS).