Il faut élargir nos points de vue

Comprendre l’histoire canadienne exige à la fois un contexte et un sens des proportions.

Écrit par Charlotte Gray

Mis en ligne le 1 février 2019

Je suis heureux que nous ayons ce débat. Je suis heureux que les Canadiens soient sortis de leur amnésie historique. Alors que nous débattons des versions du passé que nous voulons raconter, il faut bien reconnaître que ce passé a façonné notre présent.  

Mais je suis moins heureux que ces discussions soient galvaudées par des considérations morales sur nos ancêtres, sans tenir compte du fait que nos prédécesseurs ont vécu dans un monde très différent du nôtre – différent sur le plan des idéologies, des défis, des contraintes et des objectifs.

Certains personnages de notre histoire ont été extirpés de leur contexte, leurs intentions blâmées, sans même que l’on tente de comprendre le passé, tel qu’il était.

Je ne crois pas que chaque personnage historique doive être honoré en tant que légende. Mais nous pouvons certainement tenter de distinguer ceux dont les réalisations méritent notre respect de ceux dont le legs est un peu trop sulfureux.

Commençons par les attaques récentes à la réputation de Sir John A. Macdonald. On propose de retirer son nom des écoles publiques de l’Ontario. Le prestigieux Prix Sir John A. Macdonald de la Société historique du Canada a été renommé le Prix du meilleur livre savant en histoire canadienne de la SHC.

L’été dernier une statue de Macdonald a été retirée de l’hôtel de ville de Victoria, alors que deux autres, une à Winnipeg, et une autre à Montréal, ont été vandalisées.

Que reproche-t-on à Macdonald? Le rôle qu’il a joué dans la création des pensionnats autochtones, un système qui avait été instauré avant son arrivée au pouvoir, qui a connu ses plus beaux jours quarante ans après sa mort, et qui s’est maintenu sous dix‑huit autres premiers ministres avant que le dernier pensionnat ne ferme définitivement ses portes, en 1996.

Comme le rapportait la Commission de vérité et réconciliation du Canada, le système a été une catastrophe pour les peuples autochtones du Canada : leurs enfants ont été horriblement abusés, leur culture détruite, et leurs communautés écartelées.

Et pourtant, le problème selon moi n’est pas de chercher qui est à blâmer, mais plutôt de savoir comment cette situation s’est produite. Comment comprendre le passé, cette époque où les gens agissaient d’une façon que nous considérons choquante aujourd’hui? Plutôt que de porter un jugement illustrant de façon ostentatoire notre grande sensibilité, pourquoi ne pas élargir notre perspective pour tenter de comprendre ce qui se passait réellement à cette époque?

Alors que je regardais des images à la télévision montrant l’enlèvement de la statue de Macdonald, à Victoria, un détail ironique a retenu mon attention. En effet, de l’autre côté des portes, sont exposées les armoiries de la ville.

Elles représentent un bel étalage de symboles coloniaux : les deux anges blonds désignent la colonisation et la civilisation; l’œil qui voit tout, la colombe de la paix et le casque de croisé représentent la chrétienté.

Et comme si le nom de la capitale de la Colombie-Britannique et l’Union Jack, intégrés au drapeau provincial, n’étaient pas suffisants, ces armoiries laissent entendre que l’Empire britannique est encore bien vivant. Elles reflètent les idées avec lesquelles Macdonald a été élevé : la Grande-Bretagne est la mère patrie, l’évangélisme chrétien sert à justifier l’oppression et la théorie des hiérarchies raciales, aujourd’hui discréditées, est alors prédominante.

Sir John A. était un homme de son époque, mais il était également un puissant chef d’État. Il a regroupé une poignée de colonies britanniques chancelantes pour former un nouveau pays et a fait bâtir un chemin de fer, d’un océan à l’autre, pour unir ses deux extrémités. Ses efforts ont rendu ce nouveau dominion autonome. Sans Macdonald, il y aurait-il même eu un Canada?

Les Pères de la Confédération ont trouvé une nouvelle idée radicale sur laquelle fonder ce pays : un compromis entre les colons de langue anglaise et de langue française. Fidèles aux façons de faire de l’époque, ils ont évidemment omis d’inclure les Premières Nations, les Inuits et les Métis dans cet accord, et les Canadiens, mais surtout les communautés autochtones, souffrent malheureusement de cette omission depuis.

Et pourtant, l’idée d’une nation fondée sur des liens politiques plutôt qu’ethniques permettra plus tard au Canada de devenir un champion du pluralisme, pluralisme que notre actuel premier ministre souligne dès qu’il en a l’occasion.

Je ne peux pas m’empêcher de me demander pourquoi notre premier premier ministre doit être banni de l’hôtel de ville de Victoria, alors que la province continue d’arborer ces angelots à la peau de pêche et un casque de croisé.

Le rôle crucial qu’a joué Macdonald, personnage ingénieux, téméraire et pragmatique, dans la constitution de notre pays, ne peut pas être extirpé de notre histoire aussi aisément qu’une statue. Pendant ce temps, dans une province où l’on trouve certaines des plus grandes communautés non chrétiennes qui ne sont pas issues des premiers colons au pays, quelques vieux symboles périmés sont toujours exposés et continuent de raconter l’histoire de la suprématie blanche et de l’intolérance raciale.

Mais Sir John A. Macdonald est loin d’être le seul leader national à être critiqué ces jours-ci. Les statues et bustes dans les lieux publics célèbrent leurs sujets. Le débat sur les personnages historiques qu’il faudrait retirer de leur piédestal fait rage dans d’autres pays et contribue à recadrer nos histoires nationales.

Parfois, les purges sont faciles à justifier. Les dictateurs brutaux survivent rarement à leur disparition; en effet, on ne trouve aucun monument d’Adolf Hitler en Allemagne, et Antonio de Oliveira Salazar est invisible au Portugal. Il y aurait des champs remplis de statues interdites de Staline dans certaines régions reculées de Russie (cependant, lors d’un récent voyage à Saint-Pétersbourg, j’ai vu une statue monumentale de Lénine qui, malgré les violences et les purges qu’il a ordonnées, résiste à l’oubli parce qu’il a renversé l’oppression tsariste).

On peut également justifier la réévaluation des contributions de certains hommes qui ont été encensés pendant des décennies après leur mort, comme Cecil Rhodes en Grande-Bretagne et certains leaders du sud des États-Unis. Le fait qu’ils aient consacré leur carrière à maintenir la suprématie blanche à titre d’impérialistes (dans le cas de Rhodes) ou de défenseurs de l’esclavage (comme dans le cas des héros des confédérés) constitue sans doute l’argument le plus convaincant pour retirer leur statue.

Je suis bien content de voir ces tas de mortier prendre la route du dépotoir. Il est également intéressant de constater comment, dans certains cas, l’histoire revient nous hanter dans notre vie moderne. À Charlottesville, en Virginie, le retrait d’un monument équestre d’un chef confédéré et héros de la guerre civile, Rob­ert E. Lee, a provoqué des manifestations très mouvementées d’un groupe de l’ « alt‑right » (extrême droite) lançant des slogans racistes.

Mais d’autres personnages plus étonnants ont également été pris dans la controverse. Mohandas K. Gandhi semble un symbole improbable de l’intolérance raciale – Nelson Mandela a déjà décrit le leader indien comme « le plus bel espoir des relations futures entre les races ».

Et pourtant, en 2016, l’Université du Ghana a retiré une statue de Gandhi sur son campus après une campagne en ligne (#Gandhimustfall) l’accusant de racisme contre les Noirs Africains. Ses efforts soutenus et extraordinaires pour chasser les Britanniques de l’Inde grâce à son mouvement de non-violence ne semblent pas avoir été suffisants.

Je me demande sincèrement qui pourrait résister à un tel examen? Quel personnage historique est blanc comme neige? Certains des héros les plus célébrés de causes progressistes, comme la suffragette canadienne Nellie McClung et l’auteur britannique George Bernard Shaw, étaient en faveur de l’eugénisme.

Comment équilibrer notre admiration pour les idées de certains de nos prédécesseurs et le dégoût que nous inspirent d’autres aspects de leur pensée?

Je propose donc d’élargir notre perspective lorsque nous pensons à certains personnages historiques. N’écartez pas d’emblée Sir John A. Macdonald du revers de la main dans un effort orwellien pour nettoyer le passé.

Présentez-le plutôt dans toute sa complexité, à la fois comme un patriarche du 19e siècle, et comme « The man who made us » (l’homme qui nous a fait), tel que le qualifie le titre de sa biographie par Richard Gwyn.

Ne le supprimez pas de notre environnement, mais donnez plutôt une information plus complète sur les plaques et inscriptions qui accompagnent ses monuments. Oui, Macdonald a participé au traitement cruel des peuples autochtones, et il est important de l’évoquer. Mais ce n’est pas le seul legs qu’il nous ait laissé.

Nous devons faire preuve de plus de tolérance face aux défaillances morales de nos prédécesseurs – non pas pour faire acte de charité envers eux, mais envers nous-mêmes. Notre propre inconscient et nos propres habitudes culturelles sont sans aucun doute empreints de préjugés, tout comme ce l’était pour eux.

La prochaine génération me reproche déjà d’avoir saccagé l’environnement, de traiter cruellement les animaux d’élevage, de consommer sans réfléchir. Si nous voulons que ces générations respectent notre passage dans l’histoire, il faudrait peut-être approfondir nos connaissances du passé avant de déchirer nos chemises.  

Charlotte Gray est l’autrice de dix essais littéraires acclamés par la critique, dont son plus récent The Promise of Canada: People and Ideas that have Shaped Our Country. Elle a pris la défense de Sir John A. dans le cadre d’une production télévisée de la CBC en 2004 intitulée « The Greatest Canadian ».

Cet article est paru dans le numéro de février-mars 2019 du magazine Canada’s History.

Cet article est aussi offert en anglais.

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