Edmonton, 1951
Carol avait mal aux pieds. Elle ne savait plus depuis combien de temps elle marchait. Mais la douleur qui lui serrait le coeur était presque aussi terrible. Quand elle avait quitté la ferme pour venir en ville, elle n’avait jamais imaginé que personne ne voudrait l’embaucher. Elle avait essayé dans des magasins, des bureaux – rien.
Mais... Juste là, dans la vitrine du fleuriste, une affiche disait qu’on cherchait quelqu’un. La chance allait peut-être tourner ! Comme elle s’apprêtait à ouvrir la porte, un visage apparut dans la fenêtre, et deux yeux la fixèrent un long moment. Puis une main retira brusquement l’affiche. Un visage blanc. Une main blanche.
Le fleuriste cherchait quelqu’un... mais pas elle. Carol regarda son reflet dans la vitrine, bien consciente de la raison pour laquelle l’affiche avait disparu, même si elle ne voulait pas l’admettre. Elle vit son visage de jeune femme de 22 ans, bien habillée, sans un cheveu qui dépassait de son chapeau bien sage. Une jeune femme à la peau sombre et aux grands yeux bruns. Des yeux qui se rempliraient de larmes d’une minute à l’autre.
Puis, un autre visage sombre apparut derrière elle dans la vitrine, celui-là accompagné d’un grand sourire chaleureux.
– Ne te laisse pas abattre, ma belle. Tout va bien aller, tu vas voir, même si ça n’en a pas l’air pour le moment.
Carol avait rencontré tellement de gens déplaisants pendant sa journée que cette simple marque de gentillesse suffit à faire jaillir ses larmes.
– Je veux travailler, tout simplement, mais personne ne veut de moi. Je sais taper à la machine, je connais la sténo et j’ai beaucoup d’entregent, mais tout ce que les gens voient, c’est la couleur de ma peau.
La dame la serra dans ses bras.
– Je suis tellement fatiguée, soupira Carol en pleurant sur son épaule.
– Et tu as faim, je suppose, dit la dame avec un sourire. Viens. Je m’appelle Hattie, et tu vas venir avec moi. Tu penses que ces pieds-là peuvent encore faire quelques pas ?
Carol n’en était pas certaine, mais en marchant et en bavardant avec la dame, elle oublia tout le reste. Après quelques minutes, Hattie s’arrêta devant un restaurant.
– C’est ici. Le meilleur poulet frit d’Edmonton. En fait, le meilleur du Canada !
Carol hésitait à entrer. Elle se rappelait tous les restaurants qui refusaient de servir des Noirs. Mais Hattie ouvrit la porte toute grande pour révéler un petit restaurant confortable où presque toutes les tables étaient occupées par des clients – des clients noirs.
– Bien sûr qu’on va te servir !
Carol ne bougeait toujours pas, gênée.
– Je... Je n’ai pas d’argent. J’ai dépensé mes derniers dollars pour une chambre où dormir hier soir.
Le sourire de Hattie fit place à la stupeur.
– Tu veux dire que tu n’as pas mangé de la journée ? Entre tout de suite, jeune fille.
Elle ramassa un tablier, tapa sur un siège pour inviter Carol à s’asseoir et se dirigea derrière le comptoir.
– Je te sers le spécial : du poulet frit et des beignets au maïs. Et tu fais mieux de tout manger !
Carol regarda le menu.
– Mais attendez... Hattie’s Harlem Chicken Inn . . . C’est chez vous, ici ?
– Bien sûr que oui, répondit Hattie en souriant de plus belle. Mais à partir de demain, ce sera aussi chez toi. J’ai grand besoin d’une autre serveuse.
En parcourant le restaurant des yeux, Carol eut un doute. Il y avait déjà plusieurs femmes qui s’affairaient à servir les clients, à nettoyer les tables et à préparer du café.
– On dirait bien que vous avez déjà beaucoup d’aide, dit-elle d’une voix timide.
– Il y a toujours de la place pour une personne de plus, dit Hattie. On doit s’entraider dans la vie, tu ne penses pas ?
– Bien sûr ! dit Carol. Mais un repas gratuit et un emploi... Pourquoi êtes-vous si gentille ?