Le soleil d’été brillait tellement fort que Charlie Leduc pouvait sentir – et même voir – sa chaleur s’élever de l’allée asphaltée menant à la tour de la Paix. Et pourtant, sa mère n’arrêtait pas de prendre des photos !
– Encore une minute ou deux, mon beau, dit-elle. Les fleurs sont tellement jolies !
Charlie grimpa les marches vers le magnifique édifice de vieille pierre. Là-haut, au moins, il y avait une petite brise ! Il se pencha vers l’arrière, de plus en plus... Voilà ! Il pouvait apercevoir le drapeau au sommet de la tour, mais par cette chaude journée humide, l’étoffe pendait plutôt que de battre au vent.
Tout à coup, il perdit l’équilibre et tomba vers l’arrière, dans les bras d’une dame aux cheveux gris vêtue d’un tailleur élégant. Elle ne l’avait pas vu parce qu’elle avait les bras chargés d’une caisse de livres et de papiers.
– I’m sorry ! Excusez-moi ! Charlie avait tellement l’habitude de parler indifféremment le français ou l’anglais à la maison qu’il s’était excusé dans les deux langues sans même s’en rendre compte.
– Ce n’est rien. It’s nothing, répondit la dame en souriant gentiment. C’est haut, la tour de la Paix, hein ? Si tu te sens étourdi, assieds-toi une minute.
La dame ramassa sa jupe et s’assit sur la plus haute marche, Charlie à ses côtés. – Je m’appelle Charlie Leduc, dit-il en lui tendant la main. Ma mère et moi, on est venus de Sherbrooke.
– C’est un très beau coin du Québec, dit la dame en hochant la tête sans cesser de sourire. Moi, je suis Mme Casgrain, ajouta-t-elle en serrant la main du garçon.
– Qu’est-ce que vous faites avec cette boîte ?
La dame poussa un soupir.
– Je dois vider complètement mon bureau aujourd’hui. On m’a dit que j’étais trop vieille pour faire mon travail. Ce n’est pourtant pas si vieux, 75 ans, qu’en penses-tu ?
Charlie ne voulait pas se montrer impoli. – Eh bien... C’est un peu vieux, dit-il en essayant d’être gentil.
– Tu as raison, monsieur Charlie, dit Mme Casgrain en éclatant de rire. C’est un peu vieux. Mais je n’ai pas l’habitude de laisser les règles m’empêcher de faire ce que j’ai à faire. Je suis d’avis que tout le monde doit être traité également, pas toi ?
– Bien sûr ! répondit Charlie. Mais tout le monde est à peu près égal de nos jours. Un bref éclair de tristesse, sur le visage de Mme Casgrain, fit bientôt place à un sourire chaleureux.
– C’est mieux qu’avant, Charlie, mais c’est seulement parce qu’il y a des gens qui se sont battus pour que tout le monde se trouve sur le même pied.
Je viens du Québec, comme toi. Et il y a seulement 31 ans que je suis autorisée à voter dans notre province.
Même si cela lui semblait une éternité, Charlie garda le silence, cette fois. Mais on aurait dit que Mme Casgrain pouvait lire sa pensée.
– Je sais que ça paraît très long, à ton âge, mais pour moi, 1940, c’était hier. Nous avons commencé notre combat en 1928 et, chaque année, nous sommes allées voir le gouvernement pour réclamer le droit de vote. Pendant 12 ans, la réponse a été « non ».
– Douze ans ? Ça fait moins longtemps que ça que je suis né ! s’écria Charlie. C’est tout simplement ridicule. Pourquoi estce que vous ne pouviez pas voter ?
– Ça nous semblait ridicule à nous aussi, répondit Mme Casgrain. Nous avons même envoyé une pétition au roi. Elle avait été signée par 10 000 personnes, mais ça n’a rien donné.
– À la reine, vous voulez dire ? demanda Charlie.
– C’était en 1935, mon jeune ami, ditelle. Le roi George était encore sur le trône, à l’époque.
Elle fut sur le point d’ajouter quelque chose, mais elle se retourna en entendant quelqu’un arriver en courant derrière eux.
– Madame Casgrain ! Vous voilà ! s’écria un jeune homme à l’air préoccupé. Je vous aurais aidée à porter votre boîte !
– Est-ce que cet enfant vous dérange ? ajouta-t-il en apercevant Charlie. Mme Casgrain tendit la main à Charlie, et ils se levèrent tous les deux.
– Au contraire. Notre conversation a été le moment le plus agréable de ma journée.
La mère de Charlie venait justement de se rendre compte de ce qui se passait et montait l’escalier en courant.
– Je suis vraiment désolée ! Je... Elle ouvrit la bouche toute grande en apercevant la nouvelle amie de Charlie.