L’histoire des Juifs du Québec : Premiers arrivants et fondateurs
Au moment de la découverte du Nouveau Monde, aucune communauté juive n’a encore été émancipée en Europe sur la base des libertés fondamentales et les adeptes du judaïsme sont toujours l’objet de discriminations systématiques, même en France.
La conjoncture est rendue encore plus difficile par l’abandon progressif des clauses favorables aux protestants français contenues dans l’édit de Nantes, qui avait été promulgué par le roi Henri IV en 1598.
C’est le climat qui prévaut quand l’Amérique boréale s’ouvre au peuplement français et qu’il devient pour la première fois possible pour des Juifs de traverser l’Atlantique vers la Nouvelle-France.
Or, en 1608, au moment où Champlain fonde son établissement au pied du Cap Diamant, la population juive est d’une ampleur très limitée en France. Plusieurs décrets d’expulsion et campagnes de spoliation ont marqué l’histoire juive de France au cours du Moyen Âge, dont celles de Philippe Auguste en 1182, de Philippe le Bel en 1306 et surtout de Charles VI en 1394, qui chacune décime les communautés judaïques existantes en permettant au roi de prendre arbitrairement possession des biens matériels des persécutés.
La politique d’expulsion systématique des Juifs est renouvelée en 1615 par Louis XIII, juste au moment où la Nouvelle-France apparaît dans la mire du royaume. Cette année-là, il n’y a que quelques centaines de personnes d’origine juive à Paris, dont la présence est tolérée seulement grâce à l’émission de permis temporaires.
On trouve aussi en France près de 1,500 Juifs qui résident à Bordeaux et à Bayonne, et qui sont des descendants des Sépharades chassés d’Espagne un siècle plus tôt. Ces « nouveaux citoyens » échappent toutefois aux persécutions du fait d’être présumés convertis au christianisme et ils peuvent participer assez librement aux activités économiques de leur ville.
En 1648, avec le traité de Westphalie, les Juifs ashkénazes d’Alsace et de Lorraine se joignent au royaume, mais ils sont très loin des ports de mer français sur l’Atlantique et ne participeront pas au modeste mouvement de population qui se dessine vers le nouveau continent.
Non seulement la France ne possède qu’une masse démographique juive très limitée, mais le cardinal Richelieu décide d’exclure expressément les non-catholiques du peuplement de la Nouvelle-France, dont les Juifs. Cela se produit en 1627, au moment de la fondation de la Compagnie des Cent-Associés qui consacre le principe d’une colonie reposant sur l’encadrement exclusif d’un clergé catholique.
Jusqu’à la fin du régime français, aucun Juif ne pourra officiellement faire souche dans la vallée du Saint- Laurent et aucun lieu de culte ni de sépulture judaïque ne sera toléré en Nouvelle-France.
Parce que rien n’est jamais si simple pour ce qui concerne l’identité juive, l’on peut tout de même faire l’hypothèse dans les circonstances que des individus formellement convertis, ou ne déclarant pas leurs origines, ont tout de même pu s’établir à Québec ou à Montréal avant 1759.
Ces suppositions sont confirmées par le fait qu’une jeune femme répondant du nom d’Esther Brandeau débarque dans le port de Québec en 1738, bientôt formellement identifiée comme étant juive de tradition. Mais l’intendant Hocquart la renvoie en France l’année suivante après avoir tenté en vain de la convertir.
De fait, il faut attendre la Conquête anglaise, et le climat de libéralisme plus avancé du régime britannique, pour qu’un petit nombre de Juifs s’établissent pour la première fois au Canada. Beaucoup sont des descendants des Sépharades établis à Amsterdam et à Londres après l’expulsion espagnole de 1492. Ils ont l’anglais comme langue maternelle et participent à des réseaux commerciaux associés à un Empire britannique en émergence.
L’un d’entre eux, qui était probablement allemand d’origine et ashkénaze de tradition, s’installe à Trois-Rivières vers 1761 au milieu d’une population presque entièrement francophone : Aaron Hart. Du fait de son attitude face à la tradition juive, ce dernier sera considéré par les Juifs eux-mêmes comme le fondateur du judaïsme canadien.
Comme ses coreligionnaires nouvellement arrivés de Montréal, Québec, Berthier et Saint-Denis, Hart est un marchand qui sert d’intermédiaire entre les populations locales et les grandes maisons commerciales de Londres, New York et Boston. Il pratique un judaïsme orthodoxe, acquiert assez facilement des propriétés foncières, lance de petites entreprises industrielles et s’intègre plutôt bien à sa société d’accueil.
En 1807, un de ses fils, Ezekiel, est élu à l’Assemblée législative du Bas-Canada, ce qui n’arrivera pour la première fois au Parlement de Londres qu’en 1858. Or quand Ezekiel Hart vient l’année suivante réclamer son siège à la chambre basse du parlement à Québec, on l’empêche de prêter serment parce qu’il est juif d’origine et présumément favorable au parti anglais.
La même chose se reproduit en 1809 lors d’une autre élection, suivie cette fois d’une résolution formelle de l’Assemblée indiquant que les Juifs — et donc Ezekiel Hart — ne sont pas aptes à siéger du fait de leur origine. Voulant lever le seul interdit qui se pose encore devant eux, c’est-à-dire le droit d’éligibilité, les Juifs canadiens réclament aussitôt les pleins droits civils et politiques.
Ils arrivent finalement à leurs fins en 1832, quand la même Assemblée, soutenue par le Parti Patriote de Louis- Joseph Papineau, vote une loi émancipatrice. C’est vingt-cinq ans avant Londres, mais quarante ans après l’émancipation juive proclamée en 1791 par l’Assemblée constituante de Paris. Selon le recensement de 1831, la mesure touche 107 personnes dans tout le Bas-Canada et 85 à Montréal.
Nous sommes toujours au tout début de l’histoire juive du Québec.
Pendant près d’un siècle et demi, soit de la conquête anglaise au tournant du XXe siècle, le judaïsme québécois suit un cours tranquille, qui est celui d’une population qui croît lentement et ne se distingue pas vraiment de la masse des habitants du pays.
La plupart des Juifs s’associent à la classe marchande anglophone, dont ils partagent les intérêts, et peu d’hostilité s’exerce contre eux de manière explicite. Parce qu’ils sont Britanniques d’origine et loyaux à la couronne, les Juifs prennent pour modèle dans leur construction identitaire une synagogue de Londres, Bevis Marks, érigée en 1701. Ils adoptent donc le rituel sépharade et la pratique orthodoxe qui prévalent dans la capitale de l’Empire, et qu’ils jugent plus dignes sur le plan du décorum.
Pendant plusieurs décennies, la congrégation Shearith Israel [les vestiges d’Israël], qui sera la première à être formée au Canada, ne comptera que quelques dizaines de membres. Un premier lieu de culte est érigé à Montréal en 1777, au coin des rues Saint-Laurent et Notre-Dame, qui répond aux besoins très limités de la communauté.
En 1847, Abraham de Sola, un jeune homme au début de la vingtaine, et qui est né à Londres au sein d’une vieille famille sépharade, vient prendre les commandes de la congrégation Shearith Israel (aujourd’hui la synagogue hispano-portugaise). C’est le premier d’une longue lignée de rabbins et d’intellectuels juifs qui exerceront leurs talents dans la métropole.
En 1853, de Sola commence à enseigner la langue hébraïque au McGill College, embryon de la future université. Comme il n’y a pratiquement pas de Juifs à Montréal à cette date, ses étudiants sont les futurs ministres du culte protestant pour qui la bible hébraïque est un document de première importance.
Pendant près d’un siècle, de l’arrivée de Hart à celle du jeune rabbin de Sola, les Juifs de Montréal ne reçoivent que des apports migratoires très limités d’Europe.
En 1851, ils ne sont pas plus de 200 dans la ville et à peine 450 dans tout le Canada. Cela n’empêche pas certains individus de connaître le succès sur le plan commercial et financier, à une époque où Montréal commence à atteindre un statut nouveau comme capitale économique du pays.
Mieux représentés depuis peu à Montréal, les Juifs rattachés au rituel ashkénaze ouvrent en 1846 une deuxième synagogue dans la ville sous le nom de Shaar Hashomayim [les portes du ciel]. La population juive en général progresse dans l’échelle sociale, sans vraiment subir de discrimination explicite de la part des classes dirigeantes anglophones.
À partir du milieu du XIXe siècle, un changement de rythme est perceptible dans l’évolution du judaïsme montréalais. Ce renversement de paradigme se fait d’abord sentir par l’arrivée de plus en plus soutenue au Canada d’immigrants en provenance de l’Europe centrale et orientale.
En vingt ans, soit de 1851 à 1871, la population juive de Montréal double pour atteindre le chiffre de 400, puis à nouveau au cours de la décennie qui prend fin en 1881. Cette année-là il y a près de 800 Juifs à Montréal. En 1891 ils sont 2,500, puis 7,000 en 1901.
Ce sont pour la plupart des immigrants sans ressources sur le plan matériel et très peu adaptés au contexte canadien. Ils proviennent aussi de régions où la marginalisation économique des Juifs est ancrée depuis longtemps dans les moeurs et où règne une forte discrimination politique.
La Grande migration est-européenne
Au cours de la première décennie du XXe siècle, alors que l’immigration bat son plein partout au pays, les Juifs de culture britannique réalisent qu’ils vont être submergés par l’arrivée extrêmement soutenue de populations juives en provenance de l’Empire russe. Pour cette raison, l’affrontement entre les deux groupes revêt des proportions inattendues.
Les premiers sont installés au sein de la société montréalaise et profitent depuis longtemps d’avantages économiques indéniables. Pour la plupart, ce sont des entrepreneurs et des marchands anglophones, bien au fait du fonctionnement de la société canadienne et discrets dans leurs attentes.
Les seconds quittent un monde où des forces révolutionnaires affrontent avec violence une oligarchie soucieuse de ses privilèges et où règne un climat politique délétère. En Russie, les Juifs vivent sous le coup de lois discriminatoires sévères et subissent les assauts de factions politiques antisémites soutenues par l’État.
Les progrès numériques du groupe est-européen sont si foudroyants au Canada qu’en quelques années ils en viennent à dominer complètement la judéité montréalaise.
Chaque année à partir de 1904, dix mille Juifs en moyenne sont admis au pays en provenance de Russie, de Pologne et de la Roumanie. La moitié de ces populations juives nouvellement arrivées élisent domicile dans les quartiers du bas de la ville à Montréal.
Le rythme de poussée est si intense qu’en 1931 le chiffre de la population juive atteint 60,000 dans la ville et 150,000 pour l’ensemble du pays. C’est le taux de progression démographique le plus rapide de toute l’histoire juive canadienne.
En moins de vingt ans, le contexte est transformé de fond en comble. Le revirement survient de plus à la faveur d’une double conjoncture qu’il nous faut maintenant examiner pour bien saisir le sens et les conséquences de la Grande migration de 1904-1914.
À partir de 1896, suite à l’élection de Wilfrid Laurier, le Canada met en place une politique migratoire destinée à peupler les régions inoccupées du pays, essentiellement l’Ouest canadien.
Pour la première fois, les progrès de la navigation transatlantique, la construction d’un chemin de fer transcontinental canadien et l’ouverture de nouvelles provinces rendent possibles des déplacements massifs de population depuis l’Europe jusqu’en Amérique.
Entre 1905 et 1915, près de deux millions de nouveaux citoyens sont admis au Canada et le pourcentage d’immigrants au sein de la population canadienne grimpe à plus de 20 % du total.
Or, il arrive de manière fortuite que ces évènements coïncident historiquement avec l’insurrection russe de 1905, soit un soulèvement spontané de toutes les classes contre l’autocratie, incluant une grande partie des Juifs de l’empire.
Lorsque l’autorité du tsar est rétablie au bout de quelques mois, une répression violente s’abat sur les Juifs est-européens et un million d’entre eux prennent en quelques années le chemin de l’exil.
Les énergies libérées par cette migration exceptionnelle et les arrivées intenses de personnes déplacées outre Atlantique – surtout aux États-Unis – inaugurent une nouvelle étape dans le développement du judaïsme canadien.
En fait, à la lumière de cette conjoncture, il n’est pas exagéré d’affirmer que l’insurrection russe de 1905 constitue l’acte de naissance de la communauté juive montréalaise telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Pendant un demi-siècle, soit jusqu’à l’admission vers 1960 des premiers immigrants marocains, les arrivants de la Grande migration russe vont dominer par le nombre et par leurs perceptions politiques tout le judaïsme montréalais.
Le déferlement incessant des immigrants suscite pour la première fois dans la ville l’apparition d’un public prêt à consommer des produits culturels de langue yiddish. Apparaissent ainsi en quelques années à Montréal une libraire juive (1902), une troupe de théâtre yiddish (1912) — en plus de celles qui venaient régulièrement de l’extérieur de la ville — des écoles yiddish à temps partiel (1911) et une bibliothèque ouverte à tous les Juifs (1914), toutes des institutions qui fonctionnent au profit des nouveaux venus est-européens.
En 1907, un quotidien de langue yiddish est fondé dans la ville par Hirsch Wolofsky, Der Keneder Odler [l’aigle canadien], qui connaît tout de suite le succès.
Au même moment, des syndicats très performants sont mis en place et s’intéressent aux travailleurs du vêtement féminin et masculin d’origine ashkénaze, à tel point qu’une grève générale se déclare en 1912 dans ce secteur de l’économie réunissant 5 000 ouvriers
Des synagogues et des maisons de prière surgissent un peu partout près du port, en plus des organismes caritatifs, des soupes populaires et des mouvements politiques. Vers 1905, nous rappelle le journaliste Israël Medresh dans son ouvrage intitulé Montreal fun nekhtn [le Montréal juif d’autrefois], le coeur de la communauté immigrante juive se trouve au coin des rues Saint-Urbain et Dorchester (aujourd’hui le boulevard René-Lévesque).
Dix ans plus tard, la masse de la population est-européenne franchit la frontière de la rue Sherbrooke et pénètre sur le Plateau Mont-Royal, un quartier qu’elle occupera pendant près de trente ans.
Plus que tout, cependant, la Grande migration permet le déversement à Montréal des idéaux et des aspirations sociales qui avaient animé en Russie l’insurrection de 1905.
En l’espace de quelques années, un grand nombre de mouvements révolutionnaires spécifiquement juifs prennent racine et se développent dans la ville, soutenus par les militants aguerris des révoltes qui venaient d’avoir lieu dans l’empire des tsars.
Entre deux guerres
Les années vingt et trente représentent une période de consolidation dans la vie juive est-européenne à Montréal.
Le mouvement d’immigration très intense de la première décennie du XXe siècle prend fin en 1914 avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Les hostilités en Europe empêchent les migrants de traverser l’Atlantique et le gouvernement canadien doit penser à envoyer des Canadiens combattre sur les champs de bataille européens.
Le flux reprend quand l’armistice est signé à la fin de 1918, mais il n’a plus la même force que quelques années auparavant. En moyenne, 4,000 Juifs yiddishophones entrent chaque année au pays jusqu’en 1930, au lieu de 10,000 avant les hostilités.
La Grande dépression met fin presque complètement aux admissions. À partir de cette date, et pendant presque vingt ans — soit jusqu’à l’arrivée des survivants de l’Holocauste à partir de 1948 —, le Montréal juif ne peut plus compter que sur lui-même pour se développer et prospérer.
Dans deux quartiers de la ville, soit Saint-Louis (55 %) et Laurier (51 %), qui correspondent aujourd’hui au Plateau Mont-Royal et au Mile-End, les Juifs forment en 1931 la majorité de la population. Dans le quartier Saint-Michel (38 %) et Saint-Jean-Baptiste (34 %), ils représentent un peu plus du tiers des résidents.
Toutes ces populations se trouvent dans l’axe du boulevard Saint-Laurent, entre les rues Sherbrooke et Bernard, une zone où se concentre la grande majorité des institutions et des lieux de culte judaïques montréalais.
À l’échelle internationale, cette période se caractérise par plusieurs évènements majeurs qui affectent en profondeur les communautés juives de Montréal, dont au premier chef la Révolution russe de 1917.
Ces bouleversements soulèvent chez les Juifs de Montréal une intense sympathie pour la gauche européenne, qui triomphe en Allemagne avec la république de Weimar.
De nouvelles forces politiques se lèvent toutefois au même moment, en Italie en 1922 avec Mussolini et surtout en Allemagne après 1933 avec Hitler, qui menacent de réduire à rien les progrès accomplis par les Juifs de l’Ancien continent depuis la fin du XIXe siècle.
La montée des fascismes et du nationalisme radical jette une ombre sur cette période et fait craindre le pire aux populations juives canadiennes, surtout après la promulgation en Allemagne des lois de Nuremberg en 1935 et le pogrom de Kristallnacht [La Nuit de Cristal] en novembre 1938.
À la fin de cette période, il apparaît clairement qu’une tempête va s’abattre sur le judaïsme européen et qu’Hitler se prépare à entraîner l’Europe dans un nouveau conflit. Ces réalités d’une extrême gravité forcent les différentes factions politiques et organismes juifs présents au Québec à agir en commun pour se prémunir du choc qui s’annonce.
Au cours des années vingt et trente, deux domaines d’activité économique s’ouvrent à Montréal à la population juive nouvellement installée.
Un grand nombre de yiddishophones entrent dans l’industrie de la confection comme travailleurs spécialisés ou comme petits entrepreneurs saisonniers.
Selon l’étude démographique très détaillée de Louis Rosenberg publiée en 1931 sous le titre de Canada’s Jews, a Social and Economic Study of the Jews in Canada, ce secteur occupe à lui seul plus du tiers de la main-d’oeuvre juive dans la ville (35 %). Presque tous les Juifs (85 %) qui entrent dans le prolétariat à cette époque se retrouvent de fait à oeuvrer dans le vêtement et dans des industries connexes comme la fourrure, le cuir et la bonneterie.
Au sein de cet univers industriel bien précis, concentré au centre de l’île de Montréal, les Juifs est-européens occupent une place centrale et militent au sein de puissants syndicats qui arrivent même, au cours des années trente, à mobiliser des travailleuses canadiennes-françaises.
Le militantisme, le radicalisme politique et un haut degré d’organisation – souvent inspirés de la situation en Russie – caractérisent ce milieu dont l’influence se fait sentir partout au sein de la population juive de Montréal.
Au même moment, un autre bloc au sein de la population juive de la ville s’investit dans le petit commerce (31 %) et offre ses services à l’ensemble de la population de Montréal, notamment aux Canadiens français qui souvent recherchent de la marchandise bon marché et des conditions de paiement avantageuses.
Des marchands et peddlers juifs s’installent entre autres dans des quartiers francophones à l’est de la rue Saint-Denis, où ils entrent directement en contact avec le Canada français, sans l’intermédiaire des élites anglo-protestantes.
L’association étroite des immigrants juifs avec l’industrie du vêtement et leur propension à s’engager massivement dans le commerce de détail sont en réalité des tendances héritées de l’expérience historique est-européenne ashkénaze, que les nouveaux venus réinvestissent dans leur nouveau pays au moment de l’arrivée.
Les années trente représentent aussi l’âge d’or de la culture yiddish au Canada, qui fleurit avec force sur les pentes du mont Royal et donne naissance à une littérature et à des courants artistiques d’une grande intensité.
Montréal devient, après New York, une des villes sur le continent où se manifeste avec le plus d’éclat l’élan créateur de la diaspora juive est-européenne. Des poètes yiddish, des cercles intellectuels et une école de peinture hautement originale émergent dans la ville, inspirés à la fois des courants est-européens et de la vie montréalaise.
Les immigrants juifs comprennent très vite que pour avancer sur le plan social et gagner en mobilité, ils doivent s’adapter au plus tôt à leur nouveau pays.
Dans ce contexte particulier, l’éducation devient la passerelle qui permet aux jeunes Juifs de quitter le monde esteuropéen de leurs parents pour entrer dans la sphère d’influence canadienne à proprement parler.
Or l’affaire ne va pas de soi, car le réseau scolaire montréalais est divisé en deux grands secteurs contrôlés par les autorités religieuses catholiques et protestantes.
Les Juifs découvrent rapidement qu’ils ne possèdent en vertu de cet arrangement confessionnel aucun droit en tant qu’adeptes d’une troisième tradition religieuse. Ces difficultés légales sont d’autant plus difficiles à surmonter qu’elles sont enchâssées dans l’article 93 de la constitution canadienne de 1867.
Les catholiques en particulier refusent pour des raisons doctrinales d’accueillir les tenants de la loi mosaïque dans leurs écoles et l’ensemble des enfants juifs sont dirigés, après 1903, vers les milieux scolaires protestants anglophones du bas de la ville.
La décision a des répercussions incalculables, car elle prive les Juifs est-européens d’un rapport plus soutenu avec le Canada français et hâte leur anglicisation.
Pendant un demi-siècle, c’est-à-dire jusqu’à la Révolution tranquille, les Juifs ashkénazes de Montréal auront le regard tourné presque exclusivement vers le Canada anglais et s’inspireront des classes dominantes anglophones dans leur progression sociale.
La période de la Grande dépression représente aussi un sommet pour ce qui a trait à l’expression de l’antisémitisme au Canada français et en particulier à Montréal.
La paupérisation accélérée que subissent les couches populaires et la diffusion des notions raciales promues par l’Allemagne hitlérienne ouvrent la porte à des courants de pensée politique fortement hostiles aux Juifs, dont celui représenté par le Parti national-social-chrétien fondé par Adrien Arcand en 1934.
Le Québec francophone entre dans une phase d’isolement prononcé et plusieurs porte-parole jugent que les Juifs représentent une forme de concurrence malsaine face au petit commerce canadien-français.
Des campagnes visant à s’opposer à l’immigration prennent forme qui ciblent les Juifs allemands persécutés par Hitler.
Dans Le Devoir, entre autres, des éditorialistes affirment que les Juifs sont inassimilables et véhiculent des valeurs non compatibles avec la fibre morale du christianisme.
On associe notamment l’identité juive au cinéma hollywoodien, au cosmopolitisme et à l’attrait omniprésent de la modernité.
Le Montréal anglobritannique n’est guère plus ouvert à l’arrivée des migrants juifs est-européen et refuse — avec plus de discrétion il est vrai — d’accueillir ses représentants dans les hautes sphères du pouvoir politique et économique canadien.
Dès la fin des années vingt, l’Université McGill met en place une politique discriminatoire face aux jeunes Juifs canadiens et tente de bloquer leur entrée dans les professions libérales.
Plongés dans la tourmente
Les tensions politiques sur la scène internationale culminent à la fin des années trente pour produire le contexte qui va mener, en septembre 1939, à l’invasion de la Pologne par l’Allemagne.
L’évènement provoque le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale et met en branle les forces qui vont mener à terme à la destruction du judaïsme européen.
Une fois les hostilités déclarées en Europe, le Canada se range du côté des Alliés et entre à son tour en guerre.
Les Juifs canadiens, encore récemment immigrés au pays, voient poindre avec une grande inquiétude l’ouverture d’un nouveau conflit sur un continent que beaucoup d’entre eux viennent à peine de quitter.
Les évènements dramatiques de la fin des années trente font comprendre aux Juifs canadiens qu’un grand nombre de leurs coreligionnaires allemands vont devoir chercher refuge ailleurs dans le monde, et que la situation pourrait encore s’aggraver si les populations juives est-européennes tombaient entre les mains des forces allemandes, particulièrement celles qui sont établies en Pologne depuis des siècles.
Nul n’ose encore imaginer qu’un génocide pourrait être planifié en Europe de l’Est par les nazis et qui viserait à éliminer toute présence juive dans cette partie du continent.
À partir de 1931, le Canada reçoit moins de 1,000 immigrants d’origine juive par année; moins de 500 après 1941 et jusqu’à la fin de la guerre. C’est nettement insuffisant pour répondre à la demande créée par les politiques discriminatoires nazies avant septembre 1939, puis par les hostilités militaires une fois le conflit mondial déclaré.
Rien ne parvient à faire changer d’avis les autorités canadiennes qui appliquent à la lettre les règlements officiels et ne font preuve de très peu de sentiment humanitaire envers les personnes en détresse.
Une fois les hostilités militaires déclarées, à l’automne 1939, s’évanouit tout espoir de la part des Juifs canadiens d’ouvrir les portes du pays à leurs coreligionnaires européens.
En quelques mois, la très grande majorité des populations juives de l’Ancien continent tombe entre les mains des nazis.
Les aléas de la guerre, des difficultés insurmontables sur le plan logistique et le secret entourant les massacres déjà en cours, empêchent les Alliés de voler au secours des populations juives déjà visées par les nazis.
En juillet 1940, la Grande-Bretagne envoie au Canada près de 2,000 civils de nationalité allemande — dont un grand nombre de Juifs — considérés comme des "enemy aliens", et qui sont aussitôt internés dans différents camps isolés du reste de la population.
Le gouvernement canadien accepte aussi à l’été 1944 près de 400 réfugiés juifs bloqués au Portugal, et qui arrivent au pays à bord du Serpa Pinto.
C’est très peu compte tenu des besoins criants déjà identifiés par des organisations humanitaires canadiennes juives et non juives.
Or, à partir de l’été 1942, des informations avaient déjà commencé à circuler dans les différentes capitales internationales — dont Ottawa — à l’effet que les forces occupantes allemandes procédaient à une élimination méthodique et délibérée de toutes les populations juives en Europe de l’Est.
En janvier 1945, quand les armées russes libèrent le camp d’Auschwitz, six millions de Juifs européens de toute nationalité auront péri dans l’univers concentrationnaire nazi.
L’émergence d’une nouvelle identité
Au recensement de 1951, les statistiques indiquent pour la première fois que la majorité des Juifs montréalais sont nés au Canada. Cela signifie que les efforts d’adaptation consentis depuis le début du siècle par les populations d’origine est-européennes commencent à porter fruit.
Au Canada français, le déclin précipité de l’Église et de ses enseignements prépare la venue de nouvelles perceptions plus inclusives, bientôt renforcées par le Concile du Vatican et la publication en 1965 de l’encyclique Nostra Aetate.
À partir de cette décennie, l’anglais devient la langue maternelle de la plupart des tenants du judaïsme au Québec et le yiddish disparaît rapidement du devant de la scène.
Qui plus est, après la guerre, les barrières sociales et économiques qui entravaient encore la mobilité des Juifs s’estompent graduellement.
Au Canada français, le déclin précipité de l’Église et de ses enseignements prépare la venue de nouvelles perceptions plus inclusives, bientôt renforcées par le Concile du Vatican et la publication en 1965 de l’encyclique Nostra Aetate.
Le changement est particulièrement abrupt au Québec, où un nouveau profil identitaire émerge au sein de la population francophone, qui place la langue au centre des préoccupations collectives et relègue la foi à l’arrière-plan.
Les Juifs ne sont plus perçus avant tout comme les tenants d’une autre religion en rupture avec le christianisme, mais comme une minorité culturelle qu’il est possible d’aborder dans un esprit de réconciliation et d’ouverture.
L’antisémitisme, parfois virulent avant la guerre, s’estompe et se voit graduellement remplacé par une volonté de part et d’autre de rapprochement.
Au début des années cinquante, le Congrès juif canadien lance le Cercle juif de langue française, un organisme qui va tenter pendant une trentaine d’années, sous la direction de Naïm Kattan, de réunir à Montréal des représentants des élites culturelles juives et francophones.
L’initiative ouvre des perspectives radicalement nouvelles qui permettent enfin aux populations juives d’espérer trouver une place au sein de la société de langue française telle qu’elle émerge après la guerre.
Les avancées au niveau de l’éducation, la modernisation des structures institutionnelles, l’apparition de l’État québécois et l’émergence d’une nouvelle classe entrepreneuriale laissent en effet croire aux élites juives que le Canada français s’apprête à redéfinir ses paramètres identitaires.
C’est une brèche dans laquelle s’engouffre le leadership communautaire pour enfin tenter d’entrer en contact avec la société francophone, restée jusque-là à peu près universellement hostile ou indifférente aux immigrants allophones et aux Juifs en particulier.
Les progrès les plus foudroyants de la population juive se trouvent toutefois dans l’après-guerre du côté de sa base économique.
La disparition progressive des cloisonnements confessionnels, des barrières linguistiques et de l’unanimisme culturel ouvrent la voie à une mobilité professionnelle accélérée, qu’élargit encore la prospérité générale qui suit l’armistice de 1945.
Montréal connaît une période de croissance exceptionnelle dont vont profiter à divers titres toutes les minorités culturelles et religieuses déjà installées dans la ville, sans compter celles qui arrivent pour la première fois au cours des années cinquante et soixante.
La stratégie mise en place par les populations juives porte enfin ses fruits, près d’un demi-siècle après le début de la Grande migration.
Les Juifs, qui avaient beaucoup misé sur la qualité de l’éducation, voient les portes des universités s’ouvrir à eux.
Il en va de même des professions libérales les plus lucratives qui acceptent finalement de recevoir des candidats issus de la Grande vague migratoire juive du début du siècle.
Les entrepreneurs qui étaient entrés dans les domaines de la mise en marché et du commerce de détail bénéficient aussi de l’embellie économique.
C’est un renversement complet de perspectives en un temps très court sur le plan historique.
La mobilité sociale des Juifs est-européens se traduit aussi à Montréal à partir des années cinquante par un décentrement géographique vers les banlieues situées à l’ouest de l’île.
En 1951, 59 % de cette population avait élu domicile au nord de la rue Sherbrooke et à l’ouest de l’avenue du Parc, soit près de 50,000 personnes.
Cela revient à dire qu’en une décennie le nombre de Juifs avait plus que doublé dans la municipalité d’Outremont et dans les quartiers montréalais de Côte-des-Neiges, Snowdon et Notre-Dame-de-Grâce.
Déjà au cours des années cinquante, un mouvement s’esquissait vers les municipalités plus huppées de Côte-Saint-Luc, Mont-Royal, Hampstead et Ville Saint-Laurent.
Contrairement aux quartiers centraux de la ville, où la plupart des Juifs avaient vécu jusque-là, ces nouveaux espaces offraient un habitat plus dégagé, des constructions de qualité supérieure et de meilleurs services publics.
Ce déplacement à grande échelle a pour caractéristique principale de s’être effectué en quelques années seulement.
Après 1945, les Juifs abandonnent le corridor historique de l’immigration pour bifurquer brusquement à angle droit vers l’ouest à partir de la rue Jean-Talon, là où se trouve au cours de ces années la limite du développement urbain montréalais.
L’immigration des survivants de l’Holocauste et des Sépharades
Après la guerre, l’immigration juive en provenance d’Europe de l’Est reprend.
Elle atteint en 1948 un sommet de 9,000 personnes pour l’ensemble du Canada. Entre la fin des années quarante jusqu’au début des années soixante, la moyenne des entrées se situe autour de 4,000 personnes, ce qui est beaucoup plus bas qu’au cours de la période qui précède la Première Guerre mondiale.
C’est la troisième vague migratoire en provenance d’Europe orientale — et aussi la dernière —, surtout composée de survivants de la Shoah et de personnes qui ont échappé d’une manière ou d’une autre aux massacres systématiques.
Ces individus joignent les rangs d’une communauté déjà bien en place et qui possède un vaste réseau d’institutions caritatives et éducatives.
C’est d’ailleurs souvent cette caractéristique de la vie juive montréalaise qui attire dans la ville un certain nombre d’éminents écrivains et intellectuels russes, polonais et lituaniens, dont la présence va retarder d’une génération le dépérissement de la culture yiddish est-européenne.
Pendant ce temps, la population juive de Montréal continue de croître, mais cette fois plus sous l’impulsion de l’accroissement naturel que de l’immigration venue de l’extérieur du pays.
En 1951, il y a 80,000 personnes d’origine juive dans la région métropolitaine de Montréal et 102,000 en 1961.
C’est une progression démographique beaucoup plus lente que celle de l’entre-deux-guerres. Au cours de ces deux décennies, les Juifs perdent la première place qu’ils occupaient parmi les communautés culturelles de Montréal et se voient relégués au deuxième rang par l’immigration italienne d’après-guerre.
En 1971, un sommet historique de 112 000 Juifs est atteint au sein de l’agglomération métropolitaine, qui ne sera pas dépassé au XXe siècle.
Pendant que les Juifs ashkénazes est-européens, arrivés surtout dans la première moitié du XXe siècle, complètent leur intégration à la société montréalaise et atteignent un niveau socio-économique enviable; un nouveau mouvement de population juive se présente aux portes du pays, porteur de réalités culturelles et historiques radicalement différentes.
En 1956, le Maroc obtient son indépendance et en quelques années la très grande majorité des Juifs du pays, au nombre de 250,000, quittent pour Israël, la France et l’Espagne.
Au sein de cette population, un petit groupe se dirige vers Montréal, soit près de 7,000 personnes. Il s’agit du plus important flux migratoire juif à s’établir au Québec au moment de la Révolution tranquille.
Entre 1957 et 1972, 82 % des immigrants d’Afrique du Nord qui entrent au Canada proviennent du Maroc, toutes origines religieuses confondues. Par ailleurs, au cours de la même période, soit plus précisément de 1958 à 1966, 86 % des Marocains qui sont admis comme résidents permanents au pays s’avèrent de confession juive.
Les Juifs marocains se distinguent des Ashkénazes en ce qu’ils sont les héritiers du grand courant historique juif implanté dans la péninsule hispanique au début du Moyen Âge, réduit à néant par l’expulsion de 1492.
Ces derniers ont par ailleurs adopté dès le début du XXe siècle le français comme langue d’usage, surtout dans les grandes villes de la côte où ils occupent une situation intermédiaire entre les colonisateurs européens et les masses arabes de culture musulmane.
Quand ces Juifs commencent à arriver à Montréal, vers 1960, ils optent – afin de se distinguer des Ashkénazes – pour une identité judaïque sépharade nettement affirmée.
Les Marocains peuvent ainsi se réclamer d’un autre courant mosaïque que les yiddishophones et ils se bâtissent une place à part dans la structure communautaire érigée cinquante ans plus tôt.
Ils inaugurent ainsi une tendance qui ira s’affirmant après les années soixante, à savoir une fragmentation croissante des différentes origines juives à Montréal et l’émergence de sous communautés plus ou moins autonomes.
Sépharades de tradition, les Juifs marocains s’installent au Québec alors que la Révolution tranquille bat son plein et que volent en éclat les paramètres traditionnels du Canada français.
Tandis que les Ashkénazes avaient dû affronter cinquante ans plus tôt la méfiance et l’hostilité des milieux formés dans le giron de l’Église catholique, les Marocains entrent dans une société qui ne perçoit pas leur judéité.
Relativement bien éduqués sur le plan professionnel et souvent de langue maternelle française, les Sépharades franchissent encore plus rapidement que les immigrants est-européens les étapes qui mènent à une pleine intégration à la société québécoise.
Au cours de l’après-guerre, les communautés juives de Montréal laissent derrière elles le quartier immigrant des années trente et entreprennent de reconstruire une toute nouvelle structure institutionnelle, d’abord dans le quartier Snowdon près de l’autoroute Décarie, puis encore plus loin à l’ouest dans l’axe du boulevard Cavendish.
Synagogues, centres communautaires, institutions culturelles et commerces spécialisés se réinventent dans la banlieue éloignée de Montréal et occupent des quartiers entièrement neufs.
Ces déplacements géographiques sont rendus possibles par la mobilité socio-économique généralisée qui affecte les populations juives de Montréal, et qui rend aussi possible une diversification très importante des services offerts par les grands organismes philanthropiques juifs.
Le mouvement vers l’ouest s’accompagne en plus d’un phénomène de densification dû en grande partie aux pratiques culturelles et religieuses propres au judaïsme, même très atténuées par la modernité et l’acculturation à l’espace canadien.
Aujourd’hui, il y a environ 90,000 Juifs dans la métropole, établis surtout à l’ouest de l’autoroute Décarie et au sud de l’autoroute 40 qui traverse l’île de part en part.
Ces données confirment l’hypothèse que les populations juives ne s’intègrent pas de la même façon que la plupart des communautés immigrantes d’après-guerre et conservent, malgré une réussite éclatante sur le plan économique, un profil identitaire très distinct.
Ces stratégies reflètent de fait une volonté fortement affirmée de participer pleinement aux enjeux de la société québécoise et canadienne, tout en préservant dans la métropole un espace d’affirmation et d’expression judaïque autonome.
Il devient ainsi possible pour les personnes d’origine juive d’atteindre le statut socioéconomique général des classes moyennes et d’accéder à tous les avantages de la démocratie participative — dont l’éducation supérieure et les professions libérales — sans tourner le dos à leurs origines judaïques.
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Cet article fait partie d’une série d’histoires parues initialement dans le magazine Traces de la Société des professeurs d’histoire du Québec (SPHQ).