La légalité de la déclaration d’indépendance du Bas-Canada de 1838

Dans cet article, le constitutionnaliste André Binette s’intéresse à la vie de Robert Nelson et examine la légalité de la Déclaration d’indépendance du Bas-Canada de 1838.

Écrit par André Binette

Mis en ligne le 14 août 2025

Le Dr. Robert Nelson a émis le 28 février 1838 la Déclaration d’indépendance du Bas-Canada à titre de président autoproclamé de la République du Bas-Canada.

Qui était Robert Nelson?

Comme son frère Wolfred, également médecin et patriote, il était le fils de Loyalistes qui avaient fui la Révolution américaine. Il est né à Sorel en 1793 au cours de la Révolution française et a étudié à l’Université Harvard. Il a commencé à pratiquer la médecine en 1814, à la fin de la guerre de 1812 entre l’empire britannique et les États-Unis, et peu avant la chute de Napoléon l’année suivante dans la bataille de Waterloo.

Selon Wikipédia,

« Au retour de la paix, il offre ses services bénévolement aux Mohawks des communautés de Caughnawaga, d'Oka, de Saint-Régis et de Saint-François.(…) En 1821 et une autre fois en 1826, il entreprend des démarches auprès du gouverneur Dalhousie afin qu'il lui attribue le poste de chirurgien attitré des Indiens. Il ne réussit pas à obtenir le poste. »

En 1827, il fait le saut en politique à l’invitation de son frère. Il est élu député dans Montréal-Ouest où il est le colistier de Louis-Joseph Papineau car, à l’époque, les circonscriptions électorales avaient deux représentants. Il devient aussi le médecin de famille de ce dernier, mais ne peut empêcher la mort en 1830, après une dure maladie, d’Aurélie, la fille chérie de Papineau.

Voici ce que Papineau en a écrit :

« Dans mon malheur domestique, les souffrances publiques se sont présentées à mes regards sous des traits plus odieux que jamais, leurs auteurs m'inspirent une indignation plus forte que je ne l'avais jamais crue, et c'est naturel. Dans la tranquillité et les douceurs d'une union aussi chère que j'ai avec ma femme et mes enfants, je trouvais un refuge, une consolation contre les injustices des ennemis de mon pays; mais quand ce sanctuaire a été envahi par la mort que rien n'attendrit ni n'arrête, que, pour un temps, on se sent poursuivi partout par le malheur, il en doit résulter ou un découragement qui tue un homme ou l'hébète; ou une exaltation qui lui fait dire : « Je vaincrai le malheur. »1

La même année, Nelson se retire temporairement de la politique et commence l’enseignement de la chirurgie. Il est réélu député de Montréal-Ouest aux élections générales de 1834.

En même temps, il est réélu au Conseil de ville de Montréal et fait président du Bureau médical de la ville. Il devient par la suite un porte-parole important du mouvement réformiste et du Parti patriote.

« Il est membre du Comité central et permanent de Montréal mis sur pied vers le mois d'avril 1834. Il participe à quelques-unes des assemblées populaires tenues durant cette période agitée.

Le 24 novembre 1837, Nelson est arrêté, comme le sont plusieurs autres hommes politiques et citoyens opposés au gouvernement. Il est libéré le lendemain pour cause d'irrégularité dans son mandat d'arrestation. Il quitte immédiatement le Bas-Canada pour se joindre aux patriotes qui s'exilèrent aux États-Unis. »2

Robert Nelson n’abandonne pas la lutte. Le 2 janvier 1838, après les batailles de Saint-Denis et Saint-Eustache de l’automne précédent, il se trouve avec un groupe de Patriotes à Middlebury, au Vermont, dont Papineau. La majorité des personnes présentes votent en faveur d’une invasion armée du Bas-Canada. Papineau s’y oppose en vain parce qu’il ne croyait pas une telle entreprise réaliste en l’absence du soutien de la France ou des États-Unis. Nelson réunit de 300 à 400 hommes dont il devient le commandant militaire à Alburgh, toujours au Vermont.

C’est alors qu’il proclame la déclaration d’indépendance de la République du Bas-Canada. Ceci provoque son arrestation, et celles de ses troupes, par l’armée américaine pour avoir violé la loi de neutralité des États-Unis. Un jury sympathique à leur cause les fait libérer, ce qui les conduit à faire une nouvelle tentative d’invasion en novembre 1838, qui échoue également après une brève passe d’armes en Estrie contre l’armée britannique aguerrie. Nelson et les siens durent battre en retraite de l’autre côté de la frontière.3

Après quelques années, les Patriotes en exil ont obtenu l’amnistie. Plusieurs sont rentrés, dont Papineau, mais Nelson a préféré continuer sa carrière médicale, devenue prestigieuse, aux États-Unis. Il a vécu quelques années en Californie. Il est décédé près de New York en 1873 à l’âge de 79 ans. Sa dépouille a été rapatriée à Montréal et enterrée au cimetière Notre-Dame-des-Neiges.

Une vie aussi mouvementée justifie le portrait que l’historienne Anne-Marie Sicotte a fait de lui :

« Patriote comme son frère Wolfred, il est le médecin de la famille Bruneau-Papineau. C’est l’homme des cas difficiles, des grandes opérations. Le bruit de ses succès s’étant répandu, on vient à lui de toutes les parties du pays et même de l’étranger. En Angleterre et aux États-Unis, on le considère comme un des meilleurs chirurgiens de son époque, le premier au Canada à effectuer l’opération consistant à pulvériser les calculs biliaires. Plutôt taciturne, ses discours concis vont droit au but, sans déguisement. Vigoureux et de taille moyenne, il est brun de cheveux, l’œil perçant, le regard vif et profond, la physionomie sévère. Hardi, original et indépendant, entier dans ses opinions et ses sentiments, il est capable d’oser beaucoup. »4

Quel était le contenu de la Déclaration d’indépendance du Bas-Canada?

Voici un extrait de la Déclaration, qui comprend la fin de son préambule et ses quatre premiers articles :

« [...] vu que nous ne pouvons plus souffrir ces violations réitérées de nos droits les plus chers et supporter patiemment les outrages et les cruautés multipliées et récentes du Gouvernement du Bas-Canada, NOUS, au nom du Peuple du Bas-Canada, adorant les décrets de la Divine Providence, qui nous permet de renverser un Gouvernement, qui a méconnu l'objet et l'intention, pour lequel, il était créé, et de faire le choix de la forme du Gouvernement la plus propre à établir la justice, assurer la tranquillité domestique, pourvoir à la défense commune, promouvoir le bien général, et garantir à nous et à notre postérité les bienfaits de la Liberté, civile et religieuse, DÉCLARONS SOLENNELLEMENT :

  1. Qu'à compter de ce jour, le Peuple du Bas-Canada est ABSOUS de toute allégeance à la Grande-Bretagne, et que toute connexion politique entre cette puissance et le Bas-Canada CESSE dès ce jour.
  2. Que le Bas-Canada doit prendre la forme d'un Gouvernement RÉPUBLICAIN et se déclare maintenant, de fait, RÉPUBLIQUE.
  3. Que sous le Gouvernement libre du Bas-Canada, tous les citoyens auront les mêmes droits : les Sauvages cesseront d'être sujets à aucune disqualification civile quelconque, et jouiront des mêmes droits que les autres citoyens de l'État du Bas-Canada.
  4. Que toute union entre l'Église et l'État est par la présente déclarée être dissoute, et toute personne aura le droit d'exercer librement telle religion ou croyance qui lui sera dictée par sa conscience. »5

Il est clair que ce texte est inspiré par la Déclaration d’indépendance des États-Unis émise par le Congrès américain en 1776 et la Déclaration des droits de l’homme proclamée par l’Assemblée nationale française en 1789. On sait que Papineau admirait depuis longtemps Thomas Jefferson, auteur principal du premier de ces documents historiques et troisième président de son pays, décédé en 1826. Même si Papineau s’est opposé à la Déclaration, cette admiration semble avoir été partagée par Nelson.

Le préambule évoque un droit naturel à l’insurrection qui existerait lorsque l’État ne remplit pas les fonctions pour lesquelles il existe, telles qu’assurer la liberté et la sécurité des gouvernés ainsi que leur droit à une justice impartiale. Ce droit naturel avait d’abord été mis de l’avant par le philosophe britannique John Locke au 18e siècle, qui avait été l’un des premiers à élaborer la théorie du contrat social. Cette théorie a été amplifiée au siècle suivant par Jean-Jacques Rousseau, l’un des membres les plus importants du groupe de philosophes des Lumières qui allaient inspirer la Révolution française.

John Locke avait émis ses idées novatrices dans le Traité du gouvernement civil, publié en 1690 pour justifier la Glorious Revolution de 1688. Celle-ci était un coup d’État parlementaire qui a chassé la dynastie régnante en Grande-Bretagne, jugée trop autoritaire et trop proche de Louis XIV, pour installer définitivement la monarchie constitutionnelle, c’est-à-dire une monarchie soumise à la primauté du Parlement. C’était la justification théorique d’un État de droit régi par des lois adoptées par des représentants du peuple, plutôt que l’arbitraire ou la tyrannie d’un seul homme.

Les idées de Locke ont aussi inspiré Jefferson, qui a fait du droit naturel à l’insurrection contre un État, qui tyrannisait ses colonies au nom de Sa Majesté britannique, le pivot du préambule de la Déclaration d’indépendance des États-Unis. Ce document fondateur était dirigé personnellement contre le roi George III, grand-père de la reine Victoria qui venait de monter sur le trône en 1837 à l’âge de 18 ans.

Le conflit politique qui a donné lieu à la Déclaration d’indépendance du Bas-Canada n’était pas personnalisé puisque la jeune souveraine n’y est pas mentionnée. Le langage de la Déclaration est mis à jour et souligne la nécessité d’une rupture avec l’État britannique. La philosophie qui la sous-tend s’inscrit en droite ligne des idées libérales de Locke, Rousseau et Jefferson, un courant d’idées prestigieux à l’époque qui s’était imposé dans les trois grandes démocraties occidentales.

En 1830, après la Restauration des Bourbons sur le trône qui avait voulu revenir en arrière et effacer la Révolution et le glorieux passage au pouvoir de Napoléon, une seconde révolution française avait établi une monarchie constitutionnelle semblable à celle qui existait en Angleterre. Cette monarchie avait été établie par Louis-Philippe d’Orléans dont le père, dit le Régicide, était un député révolutionnaire qui avait voté en faveur de l’exécution de son cousin Louis XVI en 1793.

En 1838, on ne savait pas encore que cette monarchie, dite de Juillet, allait disparaître dix ans plus tard et finir par être définitivement remplacée par une république. Le modèle de la république existait alors aux États-Unis, dans les nouveaux États sud-américains qui venaient d’apparaître, à Haïti et en Suisse.

Par ailleurs, des révolutions en Grèce et en Belgique avaient créé à peine quelques années plus tôt d’autres nouveaux États indépendants, qui étaient toutefois devenus de nouvelles monarchies. Les révolutions et les déclarations d’indépendance étaient dans l’air du temps. Robert Nelson n’avait pas à rougir de son texte, puisqu’il faisait clairement partie de la lignée progressiste et éclairée de son temps.

Il demeure que le droit naturel à la révolution contre l’oppression, même s’il était évoqué par de grands auteurs et même s’il était mis en œuvre avec succès dans des événements historiques majeurs, n’était nullement inscrit dans le droit constitutionnel et international de l’époque.

Faut-il en conclure que la Déclaration d’indépendance du Bas-Canada était par définition illégale? La réponse est plus nuancée qu’on pourrait le croire.

La Déclaration d’indépendance de 1838 et le droit britannique

L’ironie est que la Déclaration d’indépendance du Bas-Canada, tout comme celle des États-Unis, était dirigée contre l’empire britannique, alors que leur origine intellectuelle était une révolution dans la maison-mère de cet empire. Le conflit profond qui les avait produites toutes les deux venait du refus du gouvernement britannique d’accorder à ses colonies les droits acquis de haute lutte dont il bénéficiait lui-même depuis relativement peu. La lutte contre la tyrannie interne en Angleterre s’était muée en une autre, tout aussi âpre, contre l’oppression impériale. Cette lutte se déroulait aussi en Irlande.

Le gouverneur britannique et son entourage, qui incarnaient l’État britannique, étaient souvent des figures aussi tyranniques que l’avaient été le roi Charles 1er, exécuté par Cromwell en 1649, et ses successeurs après la mort de ce dernier jusqu’au renversement dynastique de 1688. Par la suite, de nouvelles lois sur la succession royale ont assuré la primauté du Parlement sur la famille régnante. Aucune évolution semblable n’avait assuré en droit britannique une primauté législative parallèle aux assemblées législatives des colonies.

Au contraire, le Parlement britannique affirmait la même domination sur elles que celle qu’il avait gagnée à l’interne à Londres. Les Patriotes du Bas-Canada, menés par Papineau, avaient réclamé en vain pendant des décennies pour leur assemblée législative siégeant à Québec la même primauté devant le gouverneur que celle du Parlement britannique à l’égard du roi. L’oppression impériale était parlementaire.

Cette rigidité constitutionnelle a coûté à l’empire britannique l’indépendance des États-Unis. Celle-ci ne fut obtenue qu’avec l’aide décisive de la France.

En 1848, une autre année révolutionnaire en Europe, cet objectif des Patriotes commença à être atteint par l’obtention du gouvernement responsable. À partir de ce moment, les gouvernements des colonies britanniques d’Amérique du Nord furent responsables devant leurs commettants plutôt que devant le gouverneur, qui allait conserver longtemps un droit de veto à l’encontre des projets de loi; celui-ci allait être de moins en moins utilisé en raison de son absence de légitimité démocratique.

Le lent dépérissement du rôle du gouverneur amorcé en 1848, dix ans après la Déclaration d’indépendance du Bas-Canada, a été un fruit indirect des luttes des Patriotes et des insurgés du Haut-Canada, qui avaient déclenché leur propre insurrection à Toronto en 1837. Ces derniers n’ont toutefois pas émis une déclaration d’indépendance.

Une autre des conséquences de ces luttes a été l’union législative forcée avec le Haut-Canada en 1840, suivie un quart de siècle après par la fondation de l’État autonome canadien, qui deviendra souverain au 20e siècle avec le consentement du Royaume-Uni. Ce consentement a été exprimé par une loi britannique, le Statut de Westminster de 1931. Le Canada a ainsi accédé à l’indépendance de manière pacifique, contrairement aux États-Unis.

La Déclaration d’indépendance du Bas-Canada a été un échec parce que, sur le terrain, les Patriotes n’ont reçu aucun soutien extérieur; contrairement aux Patriots américains qui avaient démontré leur volonté déterminée dans des conditions difficiles et qui avaient remporté une première victoire majeure en 1777 dans l’État de New York avant que la France ne décide d’intervenir.

Sur le plan juridique, il allait de soi à l’époque que les uns et les autres agissaient dans la plus complète illégalité, tout comme Simon Bolivar qui avait conduit plusieurs colonies espagnoles à l’indépendance en Amérique latine dans les années 1820. Il était entendu alors qu’une sécession ou l’accession à l’indépendance d’une colonie ne pouvait être obtenue que par la force qui nécessitait, le plus souvent, une intervention extérieure ou le soutien d’une grande puissance. Simon Bolivar et les insurgés grecs ont bénéficié de l’aide et de la sympathie de la Grande-Bretagne et des États-Unis.

Non seulement les idées de Locke sur le droit naturel à l’insurrection n’avaient pas été reprises dans des lois britanniques, mais celles-ci étaient incompatibles avec ce droit. Les lois traditionnelles sur la sédition et la trahison, mises en œuvre à l’encontre de la Révolution française, de l’ère de Napoléon et de l’insurrection irlandaise de 1798, étaient applicables partout dans l’empire, dont le Bas-Canada. Seule une indépendance acquise par les armes pouvait être la source de nouvelles lois qui justifiaient rétroactivement la rébellion.

L’existence d’un nouvel État découle toujours d’un état de fait politique, qui à l’époque ne pouvait être transformé par des moyens démocratiques. Le modèle de la sécession pacifique est apparu avec celle de la Norvège aux dépens de la Suède en 1905. L’échec des Patriotes bas-canadiens avait été suivi par celui, beaucoup plus sanglant et retentissant, des Confédérés américains vingt-cinq ans plus tard. Ces derniers avaient émis à leur tour une déclaration unilatérale d’indépendance (DUI). Cette guerre civile chez nos voisins a contribué à la fondation du Canada.

Il est intéressant de constater qu’en 1998, dans le Renvoi sur la sécession du Québec, la Cour suprême a fait évoluer le droit canadien au point d’admettre une DUI qui serait légale en droit interne canadien.6 Cette admission était implicite dans le Renvoi, puisque le plus haut tribunal canadien a défini une DUI comme étant inconstitutionnelle seulement si elle n’était pas suivie de négociations de bonne foi visant un accord sur les termes de la sécession.

Si le Canada n’est pas de bonne foi ou si les parties de bonne foi n’arrivent pas à un accord dans un délai raisonnable, il découle de ce raisonnement que la DUI du Québec serait légale en droit interne canadien, ce qui serait unique au monde.7

Les Écossais et les Catalans ne bénéficient pas d’un tel jugement des cours suprêmes britannique et espagnole. Il était évidemment tout à fait inconcevable en 1838 au Canada, de même qu’en 1860 aux États-Unis au moment du déclenchement de la guerre de Sécession et jusqu’à ce jour.

L’état du droit constitutionnel britannique de l’époque était donc très clair. La réponse du droit international, du moins tel qu’interprété rétroactivement de nos jours, était différente.

La Déclaration d’indépendance de 1838 et le droit international

L’inconstitutionnalité d’une DUI n’est pas considérée pertinente du point de vue du droit international.8 Aucune DUI n’a jamais été constitutionnelle dans le passé. Le cas du Québec, soit une DUI qui, à certaines conditions, serait légale en droit canadien suivant le raisonnement de la Cour suprême dans le Renvoi sur la sécession du Québec, pourrait être unique et sans précédent.

Le droit international, qui est uniforme sur toute la planète, obéit à ses propres règles, qui sont différentes de celles des très nombreux systèmes de droit constitutionnel. C’est particulièrement vrai des règles entourant la création de nouveaux États souverains et indépendants. Dans le cas du Québec, peu d’observateurs s’attendent à ce que l’éventuelle accession à la souveraineté soit entièrement conforme au droit constitutionnel canadien, surtout si le Canada prend la position qu’il faudra une modification constitutionnelle nécessitant l’accord de chacune des provinces pour légaliser la sécession.

En 2010, la Cour internationale de Justice s’est penchée sur la légalité des déclarations unilatérales d’indépendance dans l’Affaire du Kosovo.9

Le Kosovo était alors une région de la Serbie dotée d’une assemblée législative, comme le Bas-Canada depuis 1791 et le Québec aujourd’hui. L’assemblée législative du Kosovo a émis une DUI qui était manifestement contraire au droit interne serbe et dépassait clairement les pouvoirs qui lui avaient été attribués par la constitution de cet État.

La Cour internationale de Justice (la CIJ) a décidé que la DUI du Kosovo était néanmoins légale au regard du droit international. Qui plus est, elle a déclaré que les DUI étaient légales en droit international depuis au moins celle des États-Unis du 4 juillet 1776. Cela semble à première vue englober celle du Bas-Canada de 1838.

La CIJ n’ a pas exclu les DUI émises en exil. Nous en avons un exemple actuel avec celle de la Palestine, proclamée en 1988 par Yasser Arafat alors qu’il dirigeait le Conseil national palestinien en exil en Tunisie.10

Aujourd’hui, les trois quarts des États du monde reconnaissent la Palestine et l’Assemblée générale des Nations Unies vient de l’inviter à siéger parmi ses membres. Il ne fait aucun doute que la DUI de la Palestine est légale en droit international, même si elle est inconstitutionnelle et nulle en droit israélien. L’État israélien est né lui-même d’une DUI émise en 1948, reconnue le même jour par les États-Unis. Les pays occidentaux refusent de reconnaitre la DUI de la Palestine, à l’exception de l’Espagne, de la Norvège et de l’Irlande qui l’ont fait en 2024.11

La DUI du Bas-Canada était donc légale en principe selon le raisonnement de la CIJ, et n’était pas rendue illégale par le fait qu’elle a été émise au Vermont. Cependant, elle échoue sur le plan juridique parce qu’elle ne remplissait pas une condition préalable formulée par la CIJ, toujours dans l’Affaire du Kosovo. Cette condition était que la DUI soit émise par une instance qui représentait les intérêts historiques de l’ensemble du peuple concerné. Il n’est pas nécessaire que cette instance ait été créée par le système juridique de l’État prédécesseur. Dans le cas du Kosovo, de la Palestine et d’Israël, cette condition préalable a été remplie.

Dans le cas du Québec actuel, une DUI émise par l’Assemblée nationale du Québec serait clairement légale en droit international, même si elle ne l’était pas en droit canadien, parce qu’il est clair que cette instance représente le peuple québécois. Il n’en était pas ainsi du groupe de quelques centaines d’insurgés dirigé par Robert Nelson en 1838. L’Assemblée législative du Bas-Canada ne siégeait pas, en raison du soulèvement des Patriotes et de la répression de l’armée britannique.

Une autre instance, même militaire ou temporaire, aurait pu la remplacer à condition de détenir la légitimité historique. Le Dr Nelson ne pouvait se réclamer d’une telle légitimité à cause du refus de Papineau de l’appuyer et de l’absence de soutien des Patriotes de la région de Québec et de l’est du Québec. L’option de la confrontation armée ne semble avoir été soutenue activement que dans la grande région de Montréal, allant de Saint-Eustache à Saint-Denis jusqu’en Estrie. Papineau avait d’ailleurs plusieurs fois déploré le militantisme moins ardent des Patriotes de la région de la Vieille Capitale.

La CIJ a aussi précisé le facteur le plus important à ses yeux : ce qui compte, ce n’est pas la DUI mais ce qui se passe après. Le droit international a toujours été marqué par un souci de réalisme. Les faits politiques, qui sont souvent aussi des faits militaires, sont presque toujours déterminants. Au premier rang de ces faits politiques se trouve habituellement le contrôle effectif d’une population et d’un territoire, qui se traduit juridiquement par le principe d’effectivité, l’une des pierres d’assise du droit international ancien ou actuel. Selon ce principe, l’existence d’un État est une question de fait.

On sait que le groupe armé du Dr Nelson n’a eu aucun succès et fut vite dispersé par l’armée britannique. La condition ultime de la légalité d’une DUI est son succès sur le terrain. Tant que l’issue n’est pas claire, sa légalité de principe est suspendue. Si l’issue lui est défavorable, c’est comme si elle n’avait jamais existé. Il en est ainsi à ce jour de la DUI de la Catalogne proclamée en 2016.

On peut affirmer que le droit international a tout de même évolué depuis 1838 sur la question de la légalité d’une DUI sous certains aspects :

  1. La légalité de principe d’une DUI peut maintenant être renforcée en invoquant le droit à l’autodétermination, qui n’existait pas à l’époque ;
  2. Une DUI était toujours associée à une rébellion et à l’usage de la force dans le passé. Elle peut maintenant donner lieu en principe à une indépendance obtenue de manière non violente, du moins en droit canadien si elle est suivie de la reconnaissance ou de la tolérance du Canada ;
  3. Une DUI peut avoir lieu dans quatre cas : la sécession d’un État fédéré comme le Québec, l’accession d’une colonie à l’indépendance comme le Bas-Canada ou les États-Unis, la dissolution d’un État comme celle de l’Union soviétique qui a été suivie de DUI de chacune des quinze républiques qui la composaient, ou encore dans le cas d’un territoire au statut indéterminé comme Israël en 1948.

Cela dit, un nouveau mode d’accession à l’indépendance s’est développé au 20e siècle, celui de la séparation consensuelle, qui s’est généralisé notamment dans l’empire britannique; les cas du Canada, de l’Australie, de l’Afrique du Sud et de l’Inde comptant parmi de nombreux exemples. La séparation consensuelle demeure toutefois, dans certains cas, précédée d’une période de violence, comme le démontrent l’Irlande et l’Algérie.

Enfin, la DUI n’est même pas nécessaire en droit international pour créer un État, comme le démontre le cas de Taiwan, où l’effectivité de l’État, qui est une province qui s‘est séparée de manière inconstitutionnelle en droit chinois, est indiscutable. Taiwan n’a jamais émis une déclaration d’indépendance. Les États-Unis pourraient même décider de défendre par la force l’intégrité de cet État, qu’il ne reconnaît même pas, si la Chine intervient par la voie militaire pour appliquer sa constitution, ce qui démontre l’incompatibilité du droit constitutionnel et du droit international dans une telle situation.

Les États-Unis ont pourtant fait la même chose dans leur guerre civile de 1860–1865 devant la DUI des États du Sud du pays, et ont toléré que la Grande-Bretagne en fasse autant au Bas-Canada en 1838.

André Binette est constitutionnaliste.

Cet article est apparu à l'origine dans la revue Enjeux de l’univers social. La revue est publiée par l’Association québécoise pour l’enseignement en univers social (AQEUS).

L’association québécoise pour l’enseignement en univers social est une association qui regroupe au sein du même regroupement autant ceux qui enseignent en univers social (primaire), qu’en histoire, en géographie, en monde contemporain et en éducation financière (secondaire). Elle regroupe autant des enseignants que des conseillers pédagogiques, des enseignants du collégial, des didacticiens universitaires, des retraités et des étudiants universitaires. Elle répond ainsi au vœu d’un grand nombre d’enseignants de retrouver sous la même enseigne les disciplines et les programmes de l’univers social.


NOTES

1  Cité par Anne-Marie Sicotte, Papineau l'incorruptible, Tome 1, La flamme du patriote (1786-1832), Éditions Carte blanche, 2022, p. 496.

2 Wikipédia, « Robert Nelson », consulté le 26 septembre 2024.

3   Wikipédia, déjà cité.

4   Anne-Marie Sicotte, déjà citée, p. 442. Le souligné est ajouté.

5   On peut lire le texte complet de la Déclaration sur Wikipédia, « Déclaration d’indépendance du Bas-Canada ».

6   Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998 CanLII 793 (CSC), [1998] 2 RCS 217. L’auteur a été le principal auteur du mémoire et de la plaidoirie qui présentaient la perspective indépendantiste devant la Cour suprême.

7   La Cour d’appel du Québec a rendu explicite ce raisonnement dans une autre affaire en 2006, l’affaire Alliance Québec, en écrivant en toutes lettres qu’une DUI québécoise pouvait être légale en droit canadien. Cette affaire n’a pas été portée en appel devant la Cour suprême : Alliance Québec c. Québec (Directeur général des élections), 2006 QCCA 651.

8   Voir Patrick Dumberry, « The Secession Question in Quebec », dans Jure Vidmar (dir,) Research Handbook on Secession, Edward Elgar Publishing, 2022, 148, p. 156-163.

9   « Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d'indépendance relative au Kosovo », https://www.icj-cij.org/fr/affaire/141.

10   https://en.wikipedia.org/wiki/Palestinian_Declaration_of_Independence. La page en anglais de Wikipédia est plus complète que la version française.

11   https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_reconnaissant_l’État_de_Palestine.

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